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Friday 29 April 2016

Un congédiement bref et inattendu donne droit à des dommages moraux

Par Suzie Bouchard

Dans la récente décision Sylvain Blais c Aéroport de Québec[i], la Cour supérieure devait qualifier le congédiement d’un cadre de haut niveau, remercié huit mois après son embauche. La durée indéterminée du contrat étant admise, la principale question dont la cour demeurait saisie concernait  le « motif sérieux »  allégué par l’employeur. Tandis que le défendeur soutenait que Blais n’avait pas rencontré les exigences fixées, notamment en raison d’importants retards encourus dans l’exécution de ses tâches, ce dernier plaidait une surcharge de travail liée à la nouveauté du poste et à des difficultés organisationnelles.

L’honorable juge Catherine La Rosa (j.c.s) conclut, en aval d’un rappel fort utile[ii] sur les circonstances donnant ouverture à la résiliation unilatérale sans préavis[iii], que l’employeur n’a pas rencontré son fardeau et ne peut donc s’en prévaloir. Elle est d’avis  que le défaut de rencontrer les échéances fixées par l’employeur ne constitue pas un motif sérieux puisque Blais n’a pas bénéficié d’un support adéquat. La juge La Rosa ajoute que les attentes de l’employeur envers le demandeur étaient imprécises et irréalistes et que l’unique mise au point sur sa performance ne laissait pas présager la rupture du lien d’emploi.
[62] En bref, l’Aéroport n’a pas formulé à Blais, de façon claire, son insatisfaction au point que Blais perçoive chez l’employeur une menace quant à la survie de son emploi.
[63] Ajoutons que l’employeur doit fournir au salarié le support nécessaire à l’exercice de sa tâche. Or la preuve révèle que l’Aéroport n’a pas rempli cette obligation à l’endroit de Blais qui est laissé à lui-même. Malgré les appels au soutien de Blais, Bilodeau demeure passif. Il accepte toutefois, une fois Blais congédié, de scinder la tâche, reconnaissant implicitement que les plaintes de Blais relativement à la surcharge de travail étaient fondées.
[64] En somme, l’employeur qui fait montre d’attentes imprécises à l’endroit du salarié, qui fait défaut de soulever de façon claire les lacunes de ce dernier et qui refuse de lui fournir le support nécessaire pour exécuter adéquatement les tâches confiées ne peut mettre fin au contrat de travail sans verser un délai-congé suffisant.
Concluant donc que la résiliation donnait droit à un délai de congé raisonnable, le tribunal procède ensuite à l’analyse contextuelle permettant sa détermination.  Il considère notamment l’âge du demandeur, la relative rareté d’emplois semblables sur le marché du travail et le fait que l’employeur avait fait miroiter la perspective d’un emploi à long terme pour finalement octroyer une indemnité correspondant à douze mois de salaire.

La décision revêt un intérêt particulier au stade de la réclamation pour dommages-moraux. Le demandeur réclamait 65 000$ au surplus de son délai de congé, alléguant le comportement fautif de l’employeur dans l’exercice de son droit de résiliation. La juge De Rosa rappelle que, conformément aux principes bien établis par la jurisprudence, les dommages-moraux nécessitent la démonstration d’une « faute caractéristique distincte de l’acte de congédier »[iv] et, estimant que les faits de l’affaire rencontrent ce seuil, et octroie 20 000$ au demandeur.

[94] En l'espèce, le Tribunal est d’avis que le comportement de l’employeur lors du congédiement de Blais constitue une conduite fautive. Il n’avait jusqu’alors jamais été question de la possibilité que ses performances soient insatisfaisantes au point de justifier son renvoi. À l’inverse, lors de la réunion du comité d’audit et de gestion des risques du 17 février 2011, son excellent travail dans la préparation du dossier d’audit annuel 2010 est souligné. Un simple appel téléphonique de l’employeur un dimanche après-midi, alors que l’employé est en congé, chez lui, aucunement préparé à recevoir la nouvelle de son congédiement, ne représente pas une conduite acceptable de la part de l’Aéroport.
[95] Un tel comportement entraine inévitablement de l’humiliation et une importante angoisse. D’ailleurs, Blais a été mis en arrêt de travail par son médecin à la suite de la fin de son emploi. Trahi et sous le choc de cette brusque annonce faite très rapidement et sans aucune préparation, Blais a subi un préjudice qui excède celui qui découle normalement d’un congédiement.
[96] L’argument de Bilodeau comme quoi il se voit obligé d’agir ainsi compte tenu de l’impossibilité de rencontrer Blais le lundi vu la tenue d’une réunion à laquelle il ne veut pas que Blais assiste, vu la tournure des événements, ne tient pas. Le respect élémentaire aurait justifié une rencontre formelle avant ou après le 17 avril 2011. Absolument aucune raison ne peut justifier un tel traitement empreint de non-respect à l’endroit d’un employé. Certes, l’employeur peut mettre fin au contrat de travail en tout temps, mais il se doit d’agir de bonne foi, de façon courtoise et respectueuse. Cette attitude est non seulement inexistante en l’espèce, mais constitue un comportement fautif de la part de l’Aéroport.
Ce raisonnement étonne quelque peu puisque la performance de l’employé et  la prévisibilité de son congédiement appartiennent davantage à l’analyse des motifs de résiliation qu’à celle de ses modalités. De plus, il est bien établi que les troubles et inconvénients justifiant l’octroi dommages moraux doivent surpasser les aléas intrinsèques à tout congédiement, lesquels sont dument compensés par l’indemnité de fin d’emploi.[v] Il est donc regrettable que la décision ne détaille pas davantage en quoi le préjudice de Blais se situe au-delà de cette norme.


[i] 2016 QCCS 1563
[ii] Paras 43-50 du jugement
[iii] 2094 C.c.Q
[iv] Brystol-Myers Squibb Canada inc. c. Legros 2005 QCCA 48
[v] Standard Broadcasting c. Stewart, [1994] R.J.Q. 1751, p. 1760 et s

  

Sunday 24 April 2016

Fixed vs. Indeterminate Term Employment Contracts: Distinctions and Differences



By Janet Michelin
In the recent Superior Court decision of Bouasse v. Gemme canadienne PA inc., 2016 QCCS 1263, Mr. Justice Serge Gaudet reviewed a number of different employment law principals.

The facts were relatively simple. Mr. Bouasse, a French citizen and jewelry designer with sales and marketing experience, accepted employment with Gemme canadienne in Montreal. His responsibilities included designing jewelry and marketing the Defendant’s Nishi pearls. Mr. Bouasse applied for a work permit based on the letter from his employer that he would be hired for a period of 2 years and then moved to Montreal. No formal employment contract was ever signed and the letter governed the parties’ relationship. His annual salary was $60,000 with the possibility of an annual bonus of $10,000. He commenced work on September 30, 2013. On June 16, 2014, his employment was terminated for cause.


Mr. Bouasse sued for payment of his salary for the balance of the fixed term contract and damages. Gemme canadienne counter-sued for reimbursement of an advance paid on Mr. Bouasse’s bonus.

On the issue of the term of the contract, the Court, contrary to the Defendant’s position that a fixed term contract required a clear start and end date,  held that it was sufficient that the start and end date were determinable and that “une période de deux ans qui débute par un événement dont le moment est déterminable est une durée déterminée et non point une durée indéterminée”. Since the contract provided for a period of 2 years from the issuance of the work permit, the term was determinate.

But did the Defendant have cause for termination? The Court held that the employer’s burden to show cause for termination on the basis of poor performance is particularly heavy:

[90] Un employeur insatisfait du rendement de son employé ne peut se contenter de quelques courriels faisant plus ou moins allusion au fait qu’il y a matière à amélioration, surtout provenant de personnes qui ne sont pas ses supérieurs hiérarchiques. Avant de congédier un employé au motif que son rendement est insuffisant, un employeur a l’obligation de lui faire savoir quelles sont les causes exactes de reproche à son égard, et de lui faire savoir clairement que son emploi est en jeu, de manière à ce que ce dernier puisse réagir et ajuster le tir.
In this case, the evidence was that Mr. Bouasse had not been sufficiently advised of his poor performance nor was he warned that he could be dismissed for cause if he did not improve.

As for damages, not surprisingly, the Court held that the Defendant had to pay Mr. Bouasse his base salary for the remaining 14 months of the contract, minus Mr. Bouasse’s earnings during that period.

Mr. Bouasse was also awarded $5,000 in moral damages. The Court drew a distinction between the resilation of a contract with an indeterminate term, which absent an abusive termination, does not give rise to moral damages, and the resiliation of a fixed term contract:

[138] Or, si dans le cas d’un contrat de travail à durée indéterminée chacune des parties a le droit de mettre fin au contrat en donnant un préavis raisonnable à l’autre (art. 2091 C.c.Q.), un tel droit n’existe tout simplement pas dans le cas d’un contrat à durée déterminée. Un contrat à durée déterminée lie les parties jusqu’à son terme et ne peut être résilié que pour un motif sérieux, en accord avec les principes généraux du droit des contrats.
[139] Aussi, l’employeur qui, sans motif sérieux, résilie unilatéralement le contrat de travail à durée déterminée de son employé n’exerce pas un droit, il contrevient plutôt à son obligation de maintenir le contrat pendant la durée du terme.
[142] Il y aurait donc une distinction à faire entre la résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée, où l’employeur a le droit de mettre fin au contrat, et celle des contrats à durée déterminée, où l’employeur ne possède pas de tel droit. La règle établie par l’arrêt Canadian Broadcasting ne serait donc pas applicable dans le cas de la résiliation unilatérale des contrats à durée déterminée. Dans le cas de la résiliation sans droit d’un contrat à durée déterminée, rien n’empêcherait d’octroyer une indemnité raisonnable pour troubles et inconvénients ou pour dommage moral, à la condition bien sûr, que la preuve de tels dommages soit établie
As for the Defendant’s counter-claim for reimbursement of the advance on his bonus, the Court applied the jurisprudence relating to advances on commissions and refused to grant the claim.

Friday 15 April 2016

Afin de choisir la norme de contrôle applicable à une décision administrative, une cour devrait-elle d’abord décider de la réponse correcte à donner en droit à la question tranchée par le décideur administratif ?

Dans son plus récent arrêt en droit administratif, Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, la Cour suprême du Canada devait analyser le droit d’un salarié d’un corps public d’interroger les membres d’un organe décisionnel de son employeur sur les motifs de leur décision de le congédier à la suite de délibérations tenues à huis clos. À l’occasion de cette analyse, la Cour s’est divisée sur le choix de la norme de contrôle à appliquer à cette question.

Les faits de cette affaire sont simples et ceux-ci sont résumés de la manière suivante par le Juge Gascon, qui signe les motifs de la majorité, auxquels souscrivent la juge en chef et les juges Abella et Karakatsanis:
[4] L’intimé Syndicat de l’enseignement de la région de Laval (« Syndicat ») a déposé un grief contestant le congédiement d’un enseignant. Lors de l’instruction du grief, l’appelante Commission scolaire de Laval (« Commission ») s’est opposée à l’interrogatoire de trois commissaires membres de son comité exécutif qui a pris à huis clos la décision de congédier l’enseignant. Selon la Commission, les motifs individuels qui sous-tendent une décision prise ainsi par un organe collectif par voie de résolution seraient « inconnaissables », et donc non pertinents.  En outre, le secret du délibéré rendrait les membres du comité exécutif non contraignables pour témoigner sur le contenu de leurs délibérations à huis clos.
[5] L’arbitre a rejeté les objections de la Commission et permis l’interrogatoire des membres du comité exécutif sur leurs délibérations et sur leur décision de congédier l’enseignant. Saisie d’une requête en révision judiciaire, la Cour supérieure a cassé la décision de l’arbitre et interdit tout témoignage des membres du comité exécutif, sauf sur le processus formel qui a conduit à leur décision communiquée en séance publique. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rétabli la décision de l’arbitre et permis l’interrogatoire des membres du comité exécutif, dans les limites usuelles de la pertinence.
De prime abord, cette affaire semble donc opposer, d’une part, le droit du salarié de connaître les motifs de son congédiement et, d’autre part, certaines immunités de droit public, c’est-à-dire les principes de l’« inconnaissabilité des motifs » d’un corps législatif et du secret de son délibéré. Nous précisons de « prime abord » puisque, dans le cadre de son analyse préliminaire de la norme de contrôle applicable à la décision de l’arbitre, la majorité de la Cour tire la conclusion que ces immunités, une fois bien définies, ne s’appliquent pas aux faits en l’espèce.

En effet, le juge Gascon conclut que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de l’arbitre, puisque la question de droit soulevée par les appelants ne tomberait pas dans la catégorie des questions de droit « d’une d’importance capitale pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, au point de devoir l’assujettir à la norme de la décision correcte ».

Pour parvenir à cette conclusion, le juge Gascon s’avance de manière importante dans son analyse de la question soulevée par les appelants, au stade du choix de la norme de contrôle :
[30]  Contrairement aux juges de la Cour d’appel et de la Cour supérieure, j’estime que la sentence interlocutoire de l’arbitre est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Permettre l’interrogatoire des membres du comité exécutif de la Commission reste en définitive une question d’administration de la preuve. Une telle détermination relève de la compétence exclusive de l’arbitre. À mon avis, le fait de vouloir conférer, à l’instar des appelantes, une portée démesurée aux arrêts de la Cour dans Clearwater et Tremblay ne transforme pas cette détermination en une question de droit d’importance capitale pour le système juridique, étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, au point de devoir l’assujettir à la norme de la décision correcte.
[…]
[35] La juge Bich soutient que les questions relatives au principe de l’« inconnaissabilité des motifs » et au secret du délibéré revêtent une importance capitale pour le système juridique parce qu’elles touchent « l’ensemble des décisions prises par les corps publics (voire même privés) agissant par l’entremise d’organes décisionnels collectifs » (par. 49). Elle opine que ce sont des questions susceptibles d’être soulevées non seulement devant des arbitres ou des tribunaux administratifs, mais aussi devant toute cour de justice. Elle souligne que ces questions ne font pas partie du « champ spécialisé de l’expertise juridictionnelle de l’arbitre » (par. 51).  Avec égards, j’estime que cette qualification fait abstraction de ce que les appelantes demandent en réalité et de ce que l’arbitre a en définitive décidé.
[36] Dans le contexte de son interprétation du Code du travail, de la LIP et de la convention collective liant les parties, l’arbitre était appelé à statuer sur l’application de règles et de principes bien connus et non controversés. D’une part, même si la Cour n’a jamais appliqué l’arrêt Clearwater à des faits semblables à ceux de l’espèce, la portée de cette décision est clairement délimitée par les propos du juge Binnie qui indiquent que la « règle » en cause vise la pertinence des témoignages des membres d’un corps législatif (par. 45). Dans leurs motifs respectifs, tant le juge Delorme (par. 29) que la juge Bich (par. 46) renvoient à cette notion de pertinence pour qualifier le débat qui découle de cet arrêt. Puisque l’arbitre est maître de la preuve et de la procédure lors de l’instruction d’un grief, il lui appartient d’appliquer la règle de la pertinence aux faits du dossier selon ce qu’il considère utile pour trancher le grief. C’est précisément ce que l’arbitre a fait ici en concluant à la pertinence du contenu des délibérations tenues à huis clos par le comité exécutif. Cette décision bénéficie de la déférence du tribunal siégeant en révision. D’ailleurs, les appelantes reconnaissent elles-mêmes devant nous que leurs arguments sur l’inadmissibilité des témoignages relatifs à ces délibérations sont fondés sur une évaluation de la pertinence de ces témoignages. Dans ce contexte, une révision selon la norme de la décision correcte ne se justifie pas.
[37] D’autre part, quant au secret du délibéré cette fois, les balises de son champ d’application sont bien connues. Les appelantes ne demandent pas de les élargir. La juge Bich en convient quand elle écrit à ce sujet que ces dernières « … usent ici d’un concept qui ne s’applique pas aux circonstances » (par. 123). Aussi, à ce chapitre, l’arbitre n’avait qu’à appliquer une règle connue pour décider si le secret du délibéré protégeait ou non les délibérations du comité exécutif dans le cadre du congédiement de B. Il n’y a là aucune question de droit d’importance capitale qui soit hors du champ d’expertise de l’arbitre étant donné sa large compétence en matière de preuve et de procédure.  
[Nos soulignés.]
Poursuivant son analyse sur le fond de l’appel, le juge Gascon conclut sans surprise au caractère raisonnable de la décision de l’arbitre, les immunités invoquées par les appelants ne s’appliquant pas en l’espèce.

La juge Côté, écrivant les motifs concordants de la minorité, auxquels les juges Wagner et Brown souscrivent, est plutôt d’avis que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce. Afin de tirer cette conclusion, celle-ci restreint la portée de l’analyse préliminaire devant être donnée à la question tranchée par un décideur administratif.

Ce faisant, la juge Côté critique l’approche adoptée par la majorité pour choisir la norme de contrôle applicable. Selon elle, la majorité n’aurait pas dû déterminer la réponse correcte en droit à donner à la question tranchée par l’arbitre afin de déterminer la norme de contrôle applicable :
[79] Plus important encore, j’estime que la norme de contrôle applicable ne saurait dépendre de la réponse ultimement donnée par une cour de justice à la question en cause, sans risquer de rendre le résultat de l’analyse encore plus imprévisible. C’est plutôt la nature de la question soulevée qui importe. En l’espèce, les appelantes soutiennent que, selon l’arrêt Clearwater, tout organe décisionnel collectif prenant une décision sous forme écrite bénéficie d’une forme d’immunité de divulgation. Elles prétendent également que le secret du délibéré, tel qu’il est reconnu dans l’arrêt Tremblay, s’étend à tous les organismes administratifs ayant des fonctions décisionnelles. Bien que les arrêts sur lesquels s’appuient les appelantes n’aient pas la portée qu’elles cherchent à leur donner — ce sur quoi je suis d’accord avec mon collègue —, il n’en demeure pas moins que les questions de droit soulevées par les prétentions des appelantes sont de nature générale et doivent recevoir une application uniforme et cohérente. Le juge Gascon semble d’ailleurs le reconnaître, à tout le moins en partie, lorsqu’il écrit qu’« étendre les conclusions de la Cour dans Clearwater à toute décision prise par un organe décisionnel collectif public ou privé, comme le proposent les appelantes, aurait des conséquences regrettables qui iraient bien au-delà du seul contexte de la présente affaire » (par. 55 (je souligne)). En l’espèce, c’est d’abord et avant tout un principe d’« inconnaissabilité des motifs » applicable à tout organe décisionnel collectif prenant une décision sous forme écrite que les appelantes souhaitent voir reconnaître.
[80] Cela dit, force est d’admettre que l’application des enseignements de la Cour, à tout le moins de ceux formulés dans l’arrêt Clearwater, n’apporte pas de réponse claire en l’espèce vu les conclusions auxquelles en sont venus le juge de la Cour supérieure et le juge dissident de la Cour d’appel quant au fond de l’affaire. Bref, bien que j’estime moi aussi que les appelantes tentent de donner une portée démesurée aux arrêts Clearwater et Tremblay, leurs arguments ne sont pas dénués de tout fondement. Tel que je l’ai mentionné précédemment, en définitive, c’est la nature de la question soulevée qui importe, et non la réponse qui y sera donnée.
[Nos soulignés.]
Nous sommes en accord avec les motifs de la juge Côté. En effet, l’approche retenue par le juge Gascon pour choisir la norme de contrôle applicable nous semble déficiente, en ce qu’elle nécessite, d’abord, de répondre de manière correcte à la question tranchée par l’arbitre pour, ensuite, catégoriser la question tranchée et choisir la norme de contrôle. Cette approche nous semble s’avancer trop en avant dans l’analyse de la question à trancher, pipant ainsi les dés quant à l’analyse sur le fond lorsque la norme de la décision raisonnable est choisie au stade préliminaire.

À cet égard, cette approche tend à démontrer une tendance post-Dunsmuir du droit administratif canadien, suivant laquelle le caractère raisonnable d’une décision administrative est, au final, davantage déterminé à la lumière de la réponse correcte à la question analysée que sur la base de l’ensemble du processus décisionnel.

Dans un tel contexte, une décision incorrecte deviendra rapidement déraisonnable aux yeux d’une cour révisant une décision administrative, brouillant ainsi la distinction entre la norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable. En effet, déterminer le caractère raisonnable d’une décision à la lumière de la réponse correcte à la question tend à rendre l’analyse binaire, plutôt que multifactoriel, comme le souhaitait la Cour dans son arrêt Dunsmuir.

En somme, la ligne de fracture divisant la Cour dans Commission scolaire de Laval, et la confusion que cette fracture entraîne sur la distinction entre décision raisonnable et décision correcte, semble être une preuve de plus s’accumulant au support de la théorie du professeur Paul Daly, selon laquelle le droit administratif canadien s’apprête à vivre un nouveau changement de paradigme, similaire à celui vécu en 2008 suite à l’arrêt Dunsmuir.


Friday 8 April 2016

Les héritiers sont-ils à l’abri de tout recours trois ans après la décharge du liquidateur de la succession?

Une héritière peut-elle être poursuivie plus de trois ans après la décharge du liquidateur de la succession?

Voici la question sur laquelle devait se pencher le tribunal dans le cadre de l’affaire André J. Lessard et Associés inc. c. Bélanger, 2016 QCCS 1161.

Le tribunal était saisi d’une requête en irrecevabilité de la défenderesse en arrière-arrière-garantie dans une cascade de recours en garantie dans un dossier de vices cachés.

Le vice allégué, était, comme bien souvent dans ce genre de dossier,  la présence de contaminants pétroliers dans un immeuble dans lequel il y avait eu des réservoirs souterrains.

La requérante, poursuivie à titre d’héritière, plaidait que même en prenant les allégations pour avérées, le recours contre elle était prescrit depuis 1998 en application de l’article 816, al. 2 C.c.Q. car la décharge du liquidateur de la succession a eu lieu en 1995. 

L’article 816 C.c.Q. est ainsi libellé :
816. Les créanciers et légataires particuliers qui, demeurés inconnus, ne se présentent qu'après les paiements régulièrement effectués, n'ont de recours contre les héritiers qui ont reçu des acomptes et contre les légataires particuliers payés à leur détriment, que s'ils justifient d'un motif sérieux pour n'avoir pu se présenter en temps utile. 

En tout état de cause, ils n'ont aucun recours s'ils se présentent après l'expiration d'un délai de trois ans depuis la décharge du liquidateur, ni aucune préférence par rapport aux créanciers personnels des héritiers ou légataires.

Le tribunal rejette la requête en irrecevabilité selon deux arguments, dont le deuxième a un intérêt plus large que le premier.

Le premier argument veut que le certificat de décharge de Revenu Canada ne démontre pas que le liquidateur a obtenu sa décharge conformément au Code civil du Québec en 1995. Une telle décharge ne serait possible qu’après une publication dans le Registre des droits personnels et réels immobilier de l’avis de clôture du compte du liquidateur.

Le deuxième argument tient pour acquis que la décharge du liquidateur a eu lieu en 1995 et porte sur la question substantive de l’application du deuxième alinéa de l’article 816 C.c.Q. en matière de vices cachés.

Malgré une décision de la Cour supérieure venant à la conclusion contraire, le tribunal tranche que comme le droit des demandeurs en arrière-arrière-garantie n’est né que lorsqu’ils ont été eux-mêmes poursuivis, ils ne pouvaient avoir perdu ce droit en 1998, trois ans après la décharge du liquidateur. 

Le juge Ouellet s’exprime comme suit, mettant l’emphase sur le principe de la transmission des droits et obligations du défunt aux héritiers:

[32]  L’obligation de garantie de qualité du bien vendu dont le de cujus était le débiteur fait partie de son patrimoine. À son décès ce patrimoine est transmis à ses héritiers qui continuent ensuite sa personnalité juridique, sous la réserve introduite en 1994 qu’ils ne peuvent être tenus de payer à ses créanciers plus que la valeur de ce qu’ils ont reçu  L’idée que par l’effet de l’article 816 C.c.Q. l’obligation de garantie de qualité du bien vendu soit par la suite éteinte après un délai de trois ans, avant même que le droit du créancier d’y recourir ne soit né, tranche fortement avec le régime de transmission de droits et obligations du défunt élaboré par le législateur. Avec égard pour l’opinion contraire, pour conclure que c’est là l’intention du législateur, le Tribunal estime qu’il faudrait retrouver des indications claires en ce sens qui sont absentes du libellé de l’article 816 C.c.Q. [soulignements ajoutés]

Jusqu’à la fin de l’année 2015, peu de décisions interprétaient le 2ème alinéa de l’article 816 C.c.Q.

Dans son analyse dans cette affaire, le tribunal s’appuie notamment sur l’article de la professeure Christine Morin dans Christine MORIN , « Chronique - Les recours des créanciers et légataires particuliers impayés et la barrière de l’article 816 C.c.Q. », dans Repères, Septembre 2013, EYB2013REP1410 , ainsi que sur la décision récente du juge Laporte dans l’affaire Grenier c. Fritz (Succession de), 2015 QCCQ 14614 (CanLII), portant sur des faits similaires.

Bien que l’analyse de l’article 816 C.c.Q. sous l’angle du moment de la naissance de la créance avalisée par le juge Ouellet soit fort intéressante,  cette approche a des implications graves pour les héritiers, susceptibles d’en prendre plusieurs au dépourvu.

Comme le démontre cette affaire, par l’effet de la conjugaison de la garantie de qualité du bien vendu et du droit des successions, les héritiers peuvent devoir faire face à des poursuites pour des montants importants, des années après avoir reçu leur héritage et encore plus longtemps après la vente d'un bien dont ils peuvent tout ignorer.

Sur ce point, notons que dans cette affaire le lien entre la requérante et l’immeuble concerné par le litige était fort distant; la requérante était l’héritière de l’héritier (décédé en 2011) de celle (décédée en 1995) qui avait, en 1979, vendu l’immeuble de son vivant.

Il semble donc que même plus de trois ans après la décharge du liquidateur, les héritiers ne sont pas à l'arbri de recours en vices cachés. Voici un élément additionnel à considérer avant de dépenser des sommes reçues en héritage!


Friday 1 April 2016

Dunsmuir : vers le droit administratif et plus loin encore!

Par Francis Legault-Mayrand

En avril 2015, la Cour d’appel fédérale a rendu la décision Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89 dans laquelle le Juge Stratas, écrivant pour la majorité, a tenté une petite, mais importante, révolution en droit des délits (« tort law ») en common law canadienne. Plus précisément, le juge Stratas a introduit un nouveau cadre analytique en droit des délits civils commis par la Couronne fédérale fondé sur des principes de droit administratif, laissant ainsi tomber les principes habituels du droit privé.

Bien que près d’un an se soit écoulé depuis cette décision, elle a trouvé peu d’écho en jurisprudence canadienne, de sorte qu’en date de ce billet, aucune décision recensée n’a appliqué ce cadre analytique pour décider de la responsabilité de la Couronne.[1] Nous savons par ailleurs que la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel le 29 octobre 2015.

Les faits de l’affaire Paradis Honey Ltd. sont relativement simples. Des apiculteurs ont intenté un recours en négligence contre le ministre de l’Agriculture et de l’agroalimentaire et l’Agence de l’inspection des aliments pour avoir adopté et appliqué une politique d’interdiction générale de certaines importations d’abeilles des États-Unis. Toutefois, selon les apiculteurs, il n’y a aucun fondement législatif permettant cette interdiction générale.

Au contraire, il existerait même un règlement leur permettant expressément d’obtenir des permis d’importation, ce que le gouvernement aurait refusé d’appliquer au bénéfice de l’interdiction générale en question. Les apiculteurs demandent donc à ce que la Couronne leur paie des dommages découlant de l’interdiction générale qu’elle n’était pas en droit d’appliquer.

En common law, la première étape du test du délit de négligence est la détermination de l’existence ou non d’une obligation de diligence envers le demandeur. Un défendeur sera tenu d’indemniser le demandeur seulement si on lui reconnaît une obligation de diligence à son égard. Pour ce faire, il faut déterminer dans un premier temps s’il y a proximité suffisante entre les demandeurs et les défendeurs et, dans un deuxième temps, s’il y a des considérations de politiques générales qui appelleraient la non-reconnaissance d’une obligation de diligence. (Anns c. Merton London Borough Council, [1977] UKHL 4, Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79 et plus récemment dans R. v. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2011 SCC 42).

Ce test est appliqué, avec les adaptations nécessaires, tant dans les affaires où la responsabilité des autorités publiques est recherchée, que celles où la responsabilité d’un particulier ou d’une société légale est recherchée.

Le Juge Stratas qualifie l’approche actuelle comme étant illogique et une anomalie de la common law (paras.127 et 129).

Selon lui, une approche fondée sur les principes de droit public doit régir le droit de la responsabilité des autorités publiques :

[132] Quels sont les principes du droit public sousjacent? Ils se trouvent actuellement surtout en droit administratif, notamment en matière de recours en contrôle judiciaire. De manière générale, nous accordons une sanction quand l’autorité publique agit de manière inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif et quand l’exercice du pouvoir discrétionnaire appelle une sanction. Ces deux éléments – le caractère inacceptable ou indéfendable dans le sens du droit administratif et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de sanction – fournissent une utile grille d’analyse lorsqu’une sanction pécuniaire peut être accordée dans une action de droit public contre une autorité publique. Ce cadre explique les solutions retenues par les arrêt[s] Roncarelli et McGillivray, précités, et d’affaires en matière de négligence comme Hill, Syl Apps, Fullowka, précitées, ainsi que dans d’autres décisions mentionnées plus loin.

[133] Je passe maintenant à la première partie de ce cadre, soit le caractère inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif.

[134] Au Canada, les décisions publiques, lorsqu’elles sont l’objet d’un recours en contrôle judiciaire, sont souvent étudiées selon le critère de la décision raisonnable. Cela signifie que la décision doit s’inscrire dans une échelle acceptable et pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47). Si la décision se situe dans cette échelle, elle est confirmée et la Cour ne procède pas à l’examen d’une sanction. Par contre, lorsqu’une décision ne se situe pas dans cette échelle, c’estàdire qu’elle est inacceptable et qu’elle ne saurait se justifier au sens de la jurisprudence, nous passons à l’étape de l’instance de contrôle judiciaire au terme de laquelle le juge peut éventuellement prononcer une sanction.

[135] L’échelle de ce qui est acceptable et de ce qui se justifie en droit administratif ou, en d’autres termes, la marge d’appréciation que nous accordons à une autorité publique, peut être étroite ou large selon la nature de la question et les circonstances (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2 (CanLII), [2012] 1 R.C.S. 5, paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 59; McLean c. ColombieBritannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 895, paragraphes 37 à 41; voir également les principes directeurs et la liste non-exhaustive des facteurs qui peuvent avoir une incidence sur la marge d’appréciation dans Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56 (CanLII), 455 N.R. 157, paragraphes 90 à 99, et Pham c. Secretary of State for the Home Department, [2015] UKSC 19, paragraphe 107).

[136] Par ailleurs, lorsque la décision est claire ou visée par la jurisprudence ou par des normes législatives claires, la marge d’appréciation est étroite (voir, par exemple, l’arrêt McLean, précité; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266 (CanLII), 440 N.R. 201; Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193 (CanLII), [2011] 4 C.F. 203; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Huang, 2014 CAF 228 (CanLII), 464 N.R. 112). Dans ces cas, le juge est plus susceptible d’aborder la question de la sanction. En revanche, si la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge d’appréciation est plus large (voir, par exemple, Farwaha, précité; Rotherham Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6). Dans de tels cas, la Cour est moins susceptible d’envisager la reddition d’une sanction.

[137] D’ailleurs, lorsqu’une décision est très imbue de faits, de politiques, de décisions discrétionnaires, d’appréciations subjectives et d’expertise, la marge d’appréciation peut être tellement large qu’en l’absence de mauvaise foi, il est difficile de voir comment il serait possible d’atteindre l’étape de la sanction (voir, par exemple, l’arrêt Catalyst, précité; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 810; arrêt Rotherham, précité). Le rejet de certaines demandes fondées sur la négligence ou une conduite négligente qui visent un processus de prise de décision pourrait également s’expliquer de cette façon (voir, par exemple, Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 261; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 304, paragraphes 23 et 39; Williams c. Ontario, 2009 ONCA 378 (CanLII), 95 O.R. (3d) 401; Eliopoulos Estate c. Ontario (Minister of Health and Long Term Care) (2006), 2006 CanLII 37121 (ON CA), 82 O.R. (3d) 321, 276 D.L.R. (4th) 411 (C.A.); A.L. c. Ontario (Minister of Community and Social Services) (2006), 2006 CanLII 39297 (ON CA), 83 O.R. (3d) 512, 274 D.L.R. (4th) 431 (C.A.)). Lorsque la Cour suprême discute par l’arrêt Imperial Tobacco des questions de politique fondamentale pour lesquelles il est impossible d’obtenir des dommagesintérêts, ce sont peutêtre ces types d’affaires qu’elle a à l’esprit. Toutefois, ce concept se comprend davantage au moyen de concepts de droit public, plutôt qu’en recourant à la notion de négligence de droit privé.

Exporter le délit de négligence du droit privé au droit administratif a un impact direct sur les remèdes disponibles : toute sanction pécuniaire serait maintenant discrétionnaire. Par ailleurs, selon le Juge Stratas des « circonstances additionnelles » seraient requises pour que les tribunaux accordent une telle sanction.

Malgré cela et malgré le temps qui s’est écoulé depuis l’émission de la décision, il est difficile de dire si cette approche mènera les tribunaux vers des résultats différents ou s’il s’agit strictement d’un changement conceptuel. Dans Paradis Honey Ltd, la Cour d’appel fédérale n’a pas eu à appliquer le test vu que celui-ci a été élaboré dans le cadre d’un appel d’un jugement portant sur une requête en radiation de procédure (l’équivalent d’une requête en irrecevabilité en droit québécois). Qui ouvrira le bal?





[1] Recensement effectué sur QuickLaw et CanLii.