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Thursday 27 October 2016

LE POUVOIR D’UN JUGE D’ARBITRER LES DOMMAGES N’EMPORTE PAS LA POSSIBILITÉ DE COMBLER DES CARENCES DANS LA PREUVE

Par Julien Lussier



C’est ce qu’a décidé la Cour d’Appel dans Electrolux Canada Corp. c. AmericanIron & Metal LP. Les faits à la base de l’appel sont simples : l’appelante, Electrolux Canada Corp., s’est engagée par le biais d’un contrat à long terme à vendre ses résidus de métal à l’intimée, American Iron & Metal LP moyennant un prix d’achat. Au terme du procès, le juge de première instance concluait qu’à la lumière d’une preuve abondante, l’appelante avait commis une faute en mettant fin unilatéralement à son contrat avec l’intimée.


L’appelante ne conteste pas cette conclusion du juge de première instance, limitant son appel à l’évaluation des dommages subis par l’intimée à titre de perte de profits, que le juge de première instance avait fixés à 1 679 549,43$. La Cour d’appel, en accueillant en partie le pourvoi, remarque d’abord que la définition de « profit » appliquée par le juge de première instance, et qui limite celui-ci à « la différence entre le prix payé et le prix vendu, moins les coûts d'exploitation de l'entreprise pour cette activité », est erronée en ce qu’elle fait abstraction des coûts d’opération généraux de l’appelante.


Ensuite, et plus fondamentalement, la Cour d’appel souligne les importantes lacunes dans la preuve présentée par l’intimée au soutien de sa réclamation pour perte de profits, voyant dans la décision du juge de première instance d’arbitrer, néanmoins, les dommages une erreur manifeste et dominante justifiant son intervention. Celle-ci déclare:


[18] I consider the absence of the proof of Respondent’s overall costs enumerated above to be fatal to the proof of loss of profit. Respondent had the burden of proof of such loss. The judge’s error in this regard as palpable and overriding, and given the absence of evidence, we cannot substitute our judgement for that of the trial judge by calculating a gross margin and applying it to the anticipated loss revenue as calculated by the judge to arrive at a figure of lost profit.



[…]



[21] The task of assessing damages is largely factual and a great degree of difference is due to the trial judge in the exercise of his discretion in weighing the evidence. However, such difference does not extend to adjudication in the absence of evidence or to speculation on what that evidence may be in order to fill a gap when the very data that is missing is withheld by the party bearing the burden of proof. This constitutes a manifest error which, given the impact on quantum in this case, is overriding. While it is recognised that a judge has discretion to “arbitrate damages”, this involves an exercise of evaluating proof and choosing between contradictory evidence or determining quantum. It includes neither the power to decide in the absence of evidence that exists but was not produced, nor the power to assume what the evidence might have been had the proof been made, as the judge did in this case.



Puis, rappelant les principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, à l’effet que nul ne saurait tirer profit de ses gestes fautifs, la Cour d’appel fait droit néanmoins à la position subsidiaire de l’intimée sur sa perte de profits, chiffrée cette fois à 110 795$. Elle s’appuie pour ce faire sur sa propre décision dans l’affaire Uni-Sélect Inc. c. Acktion Corp., où, dans un contexte de clause de non-concurrence, elle avait fait correspondre les dommages subis par le bénéficiaire de la clause au profit dérivé par le cocontractant du fait de sa violation de celle-ci.

Friday 21 October 2016

Action collective et causalité en matière médicale

Par Jean-Michel Boudreau



Ce mercredi 19 octobre, la Cour supérieure du Québec a rejeté sur le fond une action collective intentée contre les Laboratoires Abbott Ltée.

Dans l’affaire Brousseau c. Laboratoires Abbott Ltée (, les demandeurs alléguaient que le Biaxin, un antibiotique prescrit notamment pour les infections du système respiratoire, pouvait provoquer des effets secondaires incluant la psychose, les hallucinations et la confusion. Les demandeurs prétendaient ainsi qu’Abbott, le manufacturier du médicament en question, avait fait défaut de dénoncer ces effets secondaires aux consommateurs.

Les effets secondaires dont font état les membres interrogés au procès ne sont pas banaux : une femme qui se réveille en pleine nuit pour se taillader le poignet avec un couteau de cuisine et qui, lors de son réveil à l’hôpital, se souvient uniquement d’avoir voulu se préparer un sandwich aux tomates; une autre qui surprend son mari en train de se poignarder (encore une fois avec des couteaux de cuisine), problème qu’elle tente de régler en jetant un à un les couteaux par la porte-patio, si bien que le premier riposte en se projetant à travers la fenêtre du salon.

Le nœud du litige se situe au niveau de la causalité : le Biaxin représente-t-il la cause véritable des problèmes psychiatriques dont ont souffert les témoins? Avant d’aborder l’analyse de cette question, la juge Hardy-Lemieux rappelle que la possibilité d’un lien de causalité ne suffit pas et que le lien de causalité doit être probable.

Or, d’un côté, les demandeurs présentent un certain nombre de « cas » à partir desquels leurs experts ont conclu, en employant l’algorithme de Naranjo, que la prise de Biaxin était effectivement la cause des troubles psychiatriques éprouvés.

De l’autre, les experts de la défenderesse affirment que la molécule de clarithromycine (nom générique du Biaxin) ne peut franchir la barrière hémato-encéphalique et ne peut donc pénétrer dans le cerveau. Ils en concluent que le Biaxin ne peut être la cause des troubles psychiatriques relatés par les membres du groupe à l’audience.

Le Tribunal tranche ainsi :

[317] En effet, l’abondante littérature scientifique déposée par les experts d’Abbott convainc le Tribunal que l’utilisation de l’algorithme de Naranjo conjuguée à l’analyse de la méthode de cas ne constitue pas la méthode appropriée en l’espèce pour établir un lien de causalité.
[…]
[319] Les explications de Dr Frédéric Calon et de Dr Michell Levine convainquent le Tribunal qu’en raison du mécanisme de la barrière hémato-encéphalique du cerveau et de la taille de la molécule de clarithromycine, les possibilité que cette molécule pénètre le cerveau et induise les effets secondaires décrits par les membres du groupe, sont infimes.
[…]
[328] Le Tribunal ne peut fonder sa décision sur des coïncidences qui constitueraient, tout au plus, de faibles possibilités de causalité par rapport à la prépondérance de la preuve qui établit, de façon très probable, l’absence d’un lien de causalité.


Cette décision, si elle rappelle la difficulté d’établir une preuve causale en matière médicale, illustre aussi l’acuité du problème dans le cadre des actions collectives. En effet, si la casuistique, dans un contexte médical, ne permet pas d’établir une preuve que les tribunaux estiment prépondérante, l’importance des témoignages d’un échantillon réduit de membre s’en trouve diminuée, si ces derniers ne sont pas également doublés d’une preuve scientifique générale et indépendante de ces « cas » d’espèce, et qui seule permettrait, apparemment, de trancher clairement la question sur une base collective pour l’ensemble des membres.

Sunday 16 October 2016

REQUÊTE DE TYPE WELLINGTON ET APPEL DE PLEIN DROIT

Par Sophie Perron

Le jugement sur une requête de type Wellington introduite dans une instance séparée met fin à l’instance et est appelable de plein droit. Dans la décision Intact, compagnie d’assurance c. Lamontagne (2016 QCCA 1628) rendue le 5 octobre dernier, l’honorable juge Manon Savard j.c.a. en arrive à cette conclusion, alors que les procureurs tant de de la requérante que des intimés plaidaient qu’une permission d’appel était requise.

La Cour d’’appel devait se prononcer sur une requête pour permission d’en appeler. L’analyse de l’honorable juge Savard, j.c.a., répond aux deux questions suivantes :

(1) est-ce l’article 30 C.p.c. (jugement qui met fin à l’instance) ou l’article 31 (jugement rendu en cours d’instance) qui s’applique?

(2) puisque le droit d’appel est régi par l’article 30, l’appel est-il de plein droit (premier alinéa) ou sur permission (deuxième alinéa)?

Sur la première question, elle conclut que le jugement de première instance met fin à l’instance et que l’article 30 C.p.c. trouve application. L’honorable juge Savard, j.c.a., écrit :

[10] Aux fins de déterminer le processus d’appel applicable, l’ancien Code de procédure civile opposait les notions de « jugement final/final judgment » (art. 26 a.C.p.c.) et de «jugement interlocutoire/interlocutory judgment » (art. 29 a.C.p.c.). Cette terminologie n’est pas reprise dans le Code de procédure civile, le législateur référant dorénavant à des jugements « qui mettent fin à une instance/that terminate a proceeding » (art. 30 C.p.c.) et aux jugements « rendu[s] en cours d’instance/rendered in the course of a proceeding » (art. 31 C.p.c.).

[11] Dans ses commentaires, la ministre de la Justice indique que ce changement de terminologie n’a pour but que de corriger un anglicisme5. Les auteurs André Rochon et Juliette Vani sont d’avis que la jurisprudence élaborée sur la notion de « jugement final/final judgment » sous l’a.C.p.c. devrait continuer de s’appliquer à un jugement « qui [met] fin à une instance/ that terminate[s] a proceeding ». Ils écrivent :

On ne parle plus de jugements « finals », mais de « jugements qui mettent fin à une instance ». En plus de corriger un anglicisme, cette modification codifie la jurisprudence puisqu’un jugement final a toujours été un jugement qui met fin à l’instance entre des parties et dessaisit le tribunal de la cause d’action (Société canadienne du cancer c. Imperial Tobacco ltée, EYB 1989-64888, [1989] R.J.Q. 820, J.E. 89-628 (C.A.)).

[12] Je partage leur avis.

[13] Or, en l’occurrence, le jugement de première instance dispose du débat soulevé par l’instance et met fin à celle-ci6. La Cour supérieure en est dessaisie. Bien que le litige entre les parties, dans son sens large, ne soit pas terminé, ce jugement règle définitivement la requête des intimés quant à l’obligation de défendre de la requérante et du courtier, seules questions en litige dans cette instance. Il statue sur la demande soulevée et « […] met fin au traitement du dossier »7 par la Cour supérieure, qui voit sa juridiction épuisée. [Références omises.]

Sur la seconde question, l’honorable juge Savard, j.c.a., conclut que le jugement de première instance est appelable de plein droit en conformité au premier alinéa de l’article 30 C.p.c. Elle écrit :

[21] […] Règle générale, un jugement qui ordonne à une partie d’accomplir un acte déterminé est sujet à un appel de plein droit13. Or, en l’occurrence, l’objet en litige est le fait pour la requérante de devoir défendre les intimés et non de les indemniser des sommes qu’ils pourraient être obligés de verser à leurs voisins au terme des poursuites judiciaires intentées ultérieurement au jugement de première instance. Le montant en litige de ce jugement déclaratoire ne peut donc être quantifié, de sorte que la règle énoncée au premier alinéa trouve application. [Référence omises.]


Ainsi, la requête de type Wellington instituée dans une instance distincte du recours principal est appelable de plein droit. L’arrêt de la Cour d’appel ne traite pas du sort réservé à la requête de type Wellington présentée comme moyen interlocutoire dans le cadre d’une instance déjà mue entre des parties après l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile.

Saturday 15 October 2016

IMK NEWS

IMK RECOGNIZED AS A TOP DISPUTE RESOLUTION FIRM IN THE CHAMBERS GLOBAL RANKING

IMK has once again been ranked by Chambers Global as one of the foremost dispute resolution firms in Quebec. Catherine McKenzie is the third IMK lawyer to be individually recognized for her advocacy skills, joining Doug Mitchell and Peter Kalichman. Congratulations Catherine!

IMK RECONNU PARMI LES MEILLEURS CABINETS DE LITIGE PAR CHAMBERS GLOBAL

Encore une fois, IMK est classé par Chambers Global parmi les meilleurs cabinets de litige au Québec. Cette année, MeCatherine McKenzie a obtenu une reconnaissance individuelle pour ses habiletés, rejoignant Doug Mitchell et Peter Kalichman et portant à trois le nombre d’avocats IMK mentionnés dans le guide. Félicitations Catherine!

EDWARD BÉCHARD-TORRES JOINS IMK

IMK is pleased to announce that Edward Béchard-Torres has joined our team!  Edward holds bachelors of civil law and common law from McGill University, as well as a master of law (LL.M.) from Cambridge University, in England. In 2015-2016, Edward served as a law clerk to the Honourable Justice Suzanne Côté at the Supreme Court of Canada.

EDWARD BÉCHARD-TORRES SE JOINT À IMK

IMK est heureux d’accueillir Edward Béchard-Torres au sein de son équipe! Détenteur de diplômes en droit civil et en common law de l’Université McGill, il a par la suite obtenu une maîtrise en droit (LL.M.) de l’Université de Cambridge, en Angleterre. En 2015-2016, Edward a agi comme auxiliaire juridique auprès de l’honorable Suzanne Côté à la Cour suprême du Canada.

Friday 7 October 2016

Compétence internationale des tribunaux québécois : la proportionnalité est de mise

Par Suzie Bouchard

Dans une récente décision de la Cour supérieure[1], l'Honorable Jean-François-Michaud, J.C.S. était saisi d'une demande en exception déclinatoire contestant la compétence des tribunaux québécois. La demanderesse, une compagnie productrice du Salon d'art de Monaco ayant son siège social au Québec intentait dans le district de Montréal une action en dommages contre deux entreprises ayant leurs sièges sociaux en France. Ces défenderesses lui avaient fourni des services de montage et aménagement de chapiteaux en vue de l'édition de 2015 du Salon d'art. La demanderesse, après avoir reçu de nombreuses réclamations de la part d'exposants insatisfaits de la qualité des installations poursuit les défenderesses pour la valeur totale de ces réclamations ainsi que pour atteinte à sa réputation. Les parties ne sont liées par aucun contrat écrit au-delà d'un simple devis technique, lequel est, on le devine, muet sur la compétence des tribunaux québécois. La question doit donc être tranchée par la Cour.

La demanderesse allègue que la Cour supérieure est compétente en vertu de l'article 3148 al. 3 du Code civil du Québec puisque qu'elle a souffert un préjudice au Québec. L'honorable Jean-François Michaud reconnaît d'emblée qu'il est possible qu'un préjudice purement économique fonde, à lui seul, la compétence des tribunaux québécois. Toutefois, il rappelle les nuances apportées par la Cour d'appel dans Option Consommateurs c. Infineon Technologies[2] - confirmé par la Cour suprême - quant aux limites d'un tel facteur de rattachement. En effet, il incombe toujours aux tribunaux de distinguer entre un préjudice financier réellement subi au Québec et celui qui y est strictement comptabilisé :

[65]   [TRADUCTION]  Il faut établir une distinction entre [le préjudice] et le «dommage», qui représente la conséquence subjective du préjudice se rapportant à la mesure de réparation nécessaire pour compenser la perte. Par conséquent, en précisant qu'«un préjudice y a été subi» comme facteur de rattachement pertinent, le paragraphe 3148(3) vise à identifier le situs réel du «préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe» (article 1607 C.c.Q.), et non le situs du patrimoine dans lequel la conséquence de ce préjudice est comptabilisée.[3] 

La cour estime donc que la demanderesse se retrouve dans le deuxième scénario envisagé ci-haut par la Cour d'appel, soit celui d'un préjudice comptabilisé au Québec, mais bel et bien subi en France. Demeure néanmoins la réclamation pour atteinte à la réputation, laquelle donne lieu, tel que reconnu par le tribunal, à un préjudice subi partiellement au Québec ainsi qu’en France et dans les pays où demeurent les nombreux exposants ayant participé au Salon d’art. Cette fraction d'un vaste préjudice s’étendant un peu partout dans le monde peut-elle constituer un facteur de rattachement autonome ? La cour répond par la négative, estimant qu'une telle solution irait à l'encontre du principe fondamental de la proportionnalité. La Cour cite à cet effet l'article 491 du Code de procédure civile, disposition de droit nouveau dictant que les décisions relatives à la compétence internationale doivent être guidées par les principes directeurs de la procédure :

[19]  L'article 491 du Code de procédure civile prévoit que le Tribunal prend en considération les principes directeurs de la procédure lorsqu'il décide de sa compétence internationale :

491.  La demande pour que le tribunal québécois décline sa compétence internationale, sursoie à statuer ou rejette la demande pour cause d'absence de compétence internationale est proposée, comme tout moyen préliminaire.

Outre les dispositions du Code civil, le tribunal qui décide de sa compétence internationale prend en considération les principes directeurs de la procédure.
(le Tribunal souligne)

[20]  Or, il irait à l'encontre de ces principes et, notamment, du principe de proportionnalité et d'une bonne administration de la justice, que les tribunaux québécois se prononcent sur l'atteinte à la réputation alléguée par la demanderesse, alors qu'ils ne sont pas compétents pour entendre le reste du dossier.

La cour s'inspire donc de l'article 18 C.p.c., assise déjà bien connue de la proportionnalité, pour conclure qu'une portion de 50 000 $ sur une réclamation totale de 839 177$ visant un préjudice subi en partie au Québec ne saurait conférer aux tribunaux québécois la compétence pour se saisir de l'entièreté du litige. Il est à souligner que le tribunal ne décline pas ici compétence, concluant plutôt à son absence en premier lieu. La demande en exception déclinatoire est donc accueillie et le recours de la demanderesse, rejeté.  




[1] 9245-4859 Québec inc. c. Martel Events SAS, 2016 QCCS 4550, [Martel Events]
[2] Infineon Technologies c. Option consommateurs, 2011 QCCA 2116 confirmé par [2013] 3 S.C.R. 600
[3] Cité au para 12 de Martel Events