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Friday 11 September 2015

PRÉJUDICE: le devoir du tribunal d’en arbitrer le quantum malgré les lacunes dans la preuve


David Éthier
Dans la récente décision Selectron inc. c. Gagnon, 2015 QCCS 4143[1], la juge Élise Poisson applique le principe selon lequel, malgré les lacunes dans la preuve, le tribunal a le devoir d’arbitrer le quantum du préjudice lorsque son existence, de même que celle d’une faute et d’un lien de causalité est malgré tout établie.

Les faits de l’affaire sont simples.

Gagnon est à l’emploi de Selectron, une compagnie familiale qui œuvre dans l’achat, la vente et la remise à neuf d’appareils utilisés dans l’industrie de l’électronique. Un jour, Selectron découvre que Gagnon lui vole de l’équipement.  Gagnon est congédié sur le champ et, après vérification, Selectron dresse une liste de 39 appareils qui auraient été volés par celui-ci.

Dans ce contexte, Selectron intente un recours contre Gagnon, lui réclamant 231 400 $, dont 106 400 $ pour les 39 appareils manquants.  Gagnon, pour sa part, reconnaît avoir volé 25 des 39 appareils et les avoir revendus pour 14 311,85 $ US.  Il nie toutefois avoir volé les autres appareils et conteste le quantum du préjudice qui lui est réclamé.

Le tribunal détermine d’abord que Gagnon a bel et bien volé les 29 appareils et se questionne ensuite à propos du quantum du préjudice.  À cet égard, rappelant les principes généraux, il énonce ce qui suit :

[24] Les auteurs Lluelles et Moore résument ainsi les principes juridiques applicables en matière de dommages compensatoires, suite à la violation d’une obligation contractuelle:

« 2018.  […] En règle générale, les dommages pour violation de la bonne foi sont de type compensatoire, ayant pour objectif de rétablir un équilibre économique rompu par le manquement du contractant. Ces dommages peuvent être matériels ou moraux. […]

3010. Le capital de la condamnation a essentiellement pour objet la perte subie et le gain manqué. Un des principes majeurs de la responsabilité civile est le droit de la victime à une indemnisation entière (la fameuse « restitutio in integrum »). En principe donc, l’indemnisation devrait permettre un rétablissement total de l’équilibre rompu par la faute du contractant.  […] si c’est par sa faute lourde ou intentionnelle que le débiteur a causé le préjudice, le créancier aura droit à tous les dommages, y compris ceux qui n’étaient pas prévisibles lors de la rencontre des volontés (art. 1613, in medio). » [références omises] [le Tribunal souligne]

[25] Les auteurs Pineau, Burman et Gaudet écrivent que les dommages octroyés doivent couvrir, de la façon la plus exacte possible, le préjudice souffert:

« 450  Les dommages-intérêts compensatoires. La réparation du préjudice subi par le créancier du fait de l’inexécution d’une obligation ou d’une exécution défectueuse se fait par l’octroi d’une somme d’argent appelée « dommages-intérêts compensatoires »; en effet, ce montant compense la prestation que n’a pas accomplie le débiteur et qui était attendue du créancier. Cette indemnisation doit couvrir de la façon la plus exacte possible le véritable préjudice souffert par le créancier, qui ne se limite pas nécessairement à la valeur de la prestation inexécutée. En effet, ce préjudice peut comprendre deux éléments dont il est fait mention à l’article 1611 C.c.Q. : d’une part, la perte subie par le créancier, c’est-à-dire son appauvrissement (…) et, d’autre part, le gain manqué (…). Par exemple, dans un transport maritime de marchandises, où des manquants ont été constatés à l’arrivée, le destinataire pourra être indemnisé non seulement de la valeur de l’achat de la marchandise perdue, mais aussi de la marge bénéficiaire dont il aurait profité si ladite marchandise avait pu être revendue. […]. »

Le tribunal est toutefois confronté à une difficulté particulière : quoique l’existence des dommages soit incontestable, la preuve de leur quantum est, à son avis, « faible et peu probante ».  Il écrit alors ce qui suit :

[38] Malgré ces carences dans la preuve, il est certain que Selectron a subi un préjudice résultant du vol des biens par Monsieur Gagnon.

[39] Le Tribunal doit donc arbitrer les dommages-intérêts devant lui être accordés afin de la compenser adéquatement pour la perte subie et le gain manqué.

[40] Les 39 items identifiés sur la Liste des biens volés faisaient partie de l’inventaire de Selectron et ils étaient tous destinés à la revente, dans le cours normal des activités de Selectron. N’eut été des vols commis, Selectron aurait écoulé cet inventaire, sur une certaine période de temps et elle aurait généré un profit net.

[41] Selectron ne met pas en preuve la valeur aux livres qu’elle attribue à ces 39 items et ne dépose pas ses états financiers ou autre registre financier permettant d’établir une marge bénéficiaire nette réaliste.

[42] Jeannot Plourde, représentant de Selectron, témoigne que, de manière générale, le profit brut recherché par Selectron, lors de la revente des appareils, varie entre 25 % et 30 % du prix de vente.

[43] Si l’on accepte que la valeur de 106 400 $ US, soit 112 857,67 $ CA, équivaut au prix de vente que Selectron aurait pu générer, n’eut été des vols perpétrés, Selectron aurait généré un profit brut oscillant aux alentours de 30 %, soit  33 857 $. Si l’on estime arbitrairement que le profit net est de 15 % à 20 % du prix de vente, le préjudice subi par Selectron s’élèverait à environ 20 000 $.

[44] Si l’on considère maintenant l’approche des gains générés par Monsieur Gagnon par la vente des biens volés, il est admis que les items 1 à 23, 38 et 39 apparaissant sur la Liste des appareils volés ont été vendus en contrepartie de 14 311,85 $ US, soit 15 180,47 $ CA. Il ne serait pas déraisonnable d’établir la valeur des gains totaux générés par Monsieur Gagnon pour les 39 items à approximativement 20 000 $.

[45] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal évalue arbitrairement à 20 000 $ le préjudice subi par Selectron en raison des vols commis par Monsieur Gagnon.

Le tribunal reconnaît donc, une fois de plus[2], qu’il y a lieu de « distinguer entre l’incertitude du dommage en elle-même et celle découlant de la difficulté qu’il y a à le mesurer exactement en raison de la nature du litige, de la réalité du débat ou de la complexité des faits »[3].  Aussi, dans ce dernier cas, le tribunal a le devoir d’arbitrer le quantum du préjudice en se basant sur les éléments disponibles au dossier, tout en gardant en tête l’idéal à atteindre que constitue la restitution intégrale.

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[1] http://t.soquij.ca/o6ANx
[2] Voir notamment : Black c. Alharayeri 2015 QCCA 1350, paras. 75 et ss. et Banque de Montréal c. TMI‑Éducaction.com inc. (Faillite de) 2014 QCCA 1431, paras. 103 et ss.
[3]Vidéotron, s.e.n.c. c. Bell ExpressVu l.p. 2015 QCCA 422, para. 88, citant Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc., [1997] R.J.Q. 47, page 67.

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