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Friday 23 September 2016

RESPONSABILITÉ CIVILE : l’insaisissable lien de causalité.

Par David Éthier

Le jugement de la Cour d’appel dans Maison Jean-Yves Lemay Assurances inc. c. Bar et spectacles Jules et Jim inc., 2016 QCCA 1494, rendu le 19 septembre 2016, constitue un bel exemple des difficultés que pose la notion de lien de causalité. La Cour est d’ailleurs divisée sur le résultat, mais le jugement demeure intéressant; et, en particulier, le problème juridique dont il était question.

Bar Jules et Jim inc. (« Bar ») est propriétaire d’un immeuble qu’il assure à hauteur de 424 000 $. En prévision du renouvellement de son assurance, Bar consulte son courtier, La Maison Jean-Yves Lemay Assurances inc. et Louis-Charles Warren (collectivement « Warren »), et l’informe qu’il souhaite s’assurer pour la pleine valeur de reconstruction de son immeuble. Warren lui recommande alors d’obtenir une nouvelle évaluation de cette valeur et, à cette fin, Bar mandate l’évaluateur Gérard Légaré (« Légaré »).

Légaré conclut que la valeur de reconstruction s’établit à 565 000 $ et transmet son rapport à Bar, qui le transmet ensuite à Warren. Ce dernier tarde toutefois à communiquer l’information à l’assureur et, entre-temps, l’immeuble est ravagé par le feu.

À la suite de cet incendie, Bar reçoit 424 000 $ de son assureur et intente des procédures judiciaires contre Warren et Légaré afin de leur réclamer l’excédent de son coût de reconstruction.

En première instance, le Juge Clément Samson, J.C.S. conclut que Légaré a commis plusieurs fautes dans son évaluation et que, sans celles-ci, il aurait évalué le coût de reconstruction de l’immeuble à 798 865 $. Le Juge conclut toutefois que Warren a aussi commis plusieurs fautes, dont la plus importante, subséquente à celle du Légaré, consiste en le fait de n’avoir pas fait le suivi auprès de l’assureur pour que la couverture soit augmentée. Ultimement, le Juge détermine que Warren doit être tenu seul responsable du préjudice de Bar puisque, peu importe les fautes de Légaré, « le dommage serait le même, car le courtier (Warren) n’aurait pas davantage réagi adéquatement. ».

Devant ce résultat, Warren se pourvoit en appel. Le débat est toutefois circonscrit, les parties ne remettant pas en cause les conclusions du Juge à propos du préjudice de Bar et des fautes respectives de Légaré et Warren. Ainsi, la seule question en appel vise à déterminer si Warren doit être effectivement tenu responsable pour l’ensemble du préjudice ou si Légaré doit assumer la portion de ce préjudice qui « découle » de ses propres fautes.

En réponse à cette question, la Juge en chef, dissidente, conclut dans le même sens que le Juge de première instance. Tout comme lui, elle met l’emphase sur les fautes de Warren et, en particulier, son défaut d’avoir communiqué la nouvelle évaluation à l’assureur :

[35]        Supposant que l’évaluateur ait ici remis un rapport exemplaire, ne contenant aucune erreur, cela n’aurait eu aucun impact sur les dommages subis par l’assuré, le courtier n’ayant nullement utilisé le contenu de ce rapport pour faire quoi que ce soit. La faute de l’évaluateur n’a tout simplement jamais fait partie de la trame des évènements. Elle est plutôt invoquée après coup par le courtier qui tente ainsi de réduire sa propre responsabilité pour avoir omis d’agir selon son mandat.

Puis, poursuivant son analyse, elle ajoute que le préjudice de Bar était parfaitement prévisible pour Warren étant donné que son mandat impliquait qu’il dût obtenir une couverture adéquate pour son assuré et que la prévisibilité devait être appréciée au moment de la conclusion du contrat (donc avant l’obtention de l’évaluation).

À l’inverse, la majorité de la Cour (Juges Savard et Émond) conclut que Warren ne saurait être tenu responsable de l’ensemble du préjudice de Bar et que Légaré doit assumer sa part de responsabilité :

[76]        Le juge estime que la faute du Courtier, subséquente à celle de l’Évaluateur, a eu pour effet de rompre le lien de causalité, de sorte que la responsabilité de ce dernier ne peut être engagée. Selon lui, même si le rapport d’évaluation avait été exempt d’erreurs, le résultat aurait été le même vu le défaut du Courtier de le transmettre en temps à l’assureur en vue d’obtenir un ajustement de la couverture d’assurance. Il estime donc que le Courtier est le seul responsable des dommages subis par l’assurée.

[77]        Avec égards, cette façon d’aborder le problème est erronée. (…)

[78]        Le Courtier et l’Évaluateur ont commis des fautes distinctes, qui ne sont cependant pas simultanées. Chacune d’elles participe aux dommages de l’assurée et peut être reliée à un dommage individuel précis. Aucune d’elles ne peut, à elle seule, provoquer l’entièreté des dommages subis par Bar Jules et Jim. (…)

[82]        Ainsi, l’obligation principale à laquelle le Courtier fait défaut est celle de transmettre diligemment à l’assureur le rapport de l’Évaluateur, tel que reçu, en vue de faire augmenter la couverture d’assurance selon la valeur inscrite au rapport. Un courtier prudent et diligent aurait demandé et obtenu cette couverture et aurait de ce fait respecté ses obligations envers l’assurée. (…)

[83]        Dès lors, le préjudice résultant de la faute du Courtier consiste en la différence entre la couverture existante (424 000 $) et celle qu’elle aurait été s’il n’avait pas commis le geste fautif (565 000 $), représentant 141 000 $. (…)

[85]        De son côté, la faute de l’Évaluateur participe, de façon distincte, aux dommages de l’assurée. Celui-ci fait défaut d’évaluer l’immeuble selon les règles de l’art. Il est seul imputable de cette évaluation et des erreurs qu’elle contient (sous réserve des frais de démolition), le Courtier n’étant pas responsable du montant de couverture que l’assurée, via l’évaluateur dont il retient les services, demande. N’eût été la faute de l’Évaluateur, le courtier prudent et diligent aurait demandé et obtenu une couverture d’assurance au montant de 798 865 $ (incluant les frais de démolition, selon l’admission des parties). Il s’agit là d’une autre conclusion de fait du juge de première instance qui n’est pas contestée devant la Cour.

[86]        L’Évaluateur est dès lors responsable des dommages découlant de sa propre faute. Ceux-ci consistent en la différence entre le montant de l’évaluation n’eût été sa faute (798 865 $) et celui de l’évaluation erronée (565 000 $), soit 233 865 $. Ce dernier montant doit par ailleurs être réduit afin de tenir compte des frais de démolition déjà payés par le Courtier (45 200 $), laissant ainsi un solde de 188 665 $.

[87]        Le fait que le Courtier n’a jamais transmis le rapport erroné ou demandé une augmentation de la couverture d’assurance sur la base de ce rapport n’a pas pour effet d’absoudre l’Évaluateur pour sa faute. On ne peut y voir là une « véritable rupture du lien causal, justifiant de décharger le premier auteur de la faute et de ne retenir que la responsabilité du second ». Dans Lacombe et al. c. André et al., le juge Baudouin précise la condition essentielle pour conclure à une telle rupture :

[59] […] Il faut, dans un premier temps, constater l’existence d’arrêt complet du lien entre la faute initiale et le préjudice, et, dans un second temps, la relance ou le redémarrage de celui-ci en raison de la survenance d’un acte sans rapport direct avec la faute initiale. Il ne peut en effet, en toute logique, y avoir de rupture lorsqu’il y a continuité dans le temps et donc rattachement causal des fautes l’une à l’autre.

[88]        En l’occurrence, cette condition essentielle n’est pas respectée. (…)

[89]        Imputer au Courtier la responsabilité de l’ensemble des dommages subis par l’assurée aurait pour effet de lui faire assumer ceux découlant de la faute exclusive de l’Évaluateur. Avec égards, une telle conclusion est contraire aux principes de la responsabilité civile.

L’analyse de la majorité est intéressante en ce qu’elle approche le problème d’un angle différent, soit en se rapportant aux principales obligations des parties dont l’inexécution était ici en cause. Ainsi, Légaré devait évaluer l’immeuble selon les règles de l’art, tandis que Warren devait transmettre l’évaluation diligemment à l’assureur et s’assurer que la nouvelle couverture d’assurance tiendrait compte des conclusions de celle-ci. Sous ce rapport, il semble effectivement que le fait de retenir uniquement la responsabilité de Warren reviendrait à lui faire supporter le poids d’une obligation qui n’était pas sienne. Bref, s’il est vrai que la faute de Warren avait le potentiel de causer tout le préjudice de Bar (dans l’éventualité où Légaré n’avait pas lui-même commis de faute), il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce, la faute de l’un et de l’autre pouvait être reliée à une portion déterminée du préjudice, qu’il convenait de leur faire assumer de manière correspondante.

En terminant, que vous soyez d’accord ou non avec le résultat, le jugement de la Cour dans cette affaire est une lecture obligée si la question du lien de causalité vous intéresse!

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