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Friday 15 April 2016

Afin de choisir la norme de contrôle applicable à une décision administrative, une cour devrait-elle d’abord décider de la réponse correcte à donner en droit à la question tranchée par le décideur administratif ?

Dans son plus récent arrêt en droit administratif, Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, la Cour suprême du Canada devait analyser le droit d’un salarié d’un corps public d’interroger les membres d’un organe décisionnel de son employeur sur les motifs de leur décision de le congédier à la suite de délibérations tenues à huis clos. À l’occasion de cette analyse, la Cour s’est divisée sur le choix de la norme de contrôle à appliquer à cette question.

Les faits de cette affaire sont simples et ceux-ci sont résumés de la manière suivante par le Juge Gascon, qui signe les motifs de la majorité, auxquels souscrivent la juge en chef et les juges Abella et Karakatsanis:
[4] L’intimé Syndicat de l’enseignement de la région de Laval (« Syndicat ») a déposé un grief contestant le congédiement d’un enseignant. Lors de l’instruction du grief, l’appelante Commission scolaire de Laval (« Commission ») s’est opposée à l’interrogatoire de trois commissaires membres de son comité exécutif qui a pris à huis clos la décision de congédier l’enseignant. Selon la Commission, les motifs individuels qui sous-tendent une décision prise ainsi par un organe collectif par voie de résolution seraient « inconnaissables », et donc non pertinents.  En outre, le secret du délibéré rendrait les membres du comité exécutif non contraignables pour témoigner sur le contenu de leurs délibérations à huis clos.
[5] L’arbitre a rejeté les objections de la Commission et permis l’interrogatoire des membres du comité exécutif sur leurs délibérations et sur leur décision de congédier l’enseignant. Saisie d’une requête en révision judiciaire, la Cour supérieure a cassé la décision de l’arbitre et interdit tout témoignage des membres du comité exécutif, sauf sur le processus formel qui a conduit à leur décision communiquée en séance publique. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rétabli la décision de l’arbitre et permis l’interrogatoire des membres du comité exécutif, dans les limites usuelles de la pertinence.
De prime abord, cette affaire semble donc opposer, d’une part, le droit du salarié de connaître les motifs de son congédiement et, d’autre part, certaines immunités de droit public, c’est-à-dire les principes de l’« inconnaissabilité des motifs » d’un corps législatif et du secret de son délibéré. Nous précisons de « prime abord » puisque, dans le cadre de son analyse préliminaire de la norme de contrôle applicable à la décision de l’arbitre, la majorité de la Cour tire la conclusion que ces immunités, une fois bien définies, ne s’appliquent pas aux faits en l’espèce.

En effet, le juge Gascon conclut que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de l’arbitre, puisque la question de droit soulevée par les appelants ne tomberait pas dans la catégorie des questions de droit « d’une d’importance capitale pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, au point de devoir l’assujettir à la norme de la décision correcte ».

Pour parvenir à cette conclusion, le juge Gascon s’avance de manière importante dans son analyse de la question soulevée par les appelants, au stade du choix de la norme de contrôle :
[30]  Contrairement aux juges de la Cour d’appel et de la Cour supérieure, j’estime que la sentence interlocutoire de l’arbitre est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Permettre l’interrogatoire des membres du comité exécutif de la Commission reste en définitive une question d’administration de la preuve. Une telle détermination relève de la compétence exclusive de l’arbitre. À mon avis, le fait de vouloir conférer, à l’instar des appelantes, une portée démesurée aux arrêts de la Cour dans Clearwater et Tremblay ne transforme pas cette détermination en une question de droit d’importance capitale pour le système juridique, étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, au point de devoir l’assujettir à la norme de la décision correcte.
[…]
[35] La juge Bich soutient que les questions relatives au principe de l’« inconnaissabilité des motifs » et au secret du délibéré revêtent une importance capitale pour le système juridique parce qu’elles touchent « l’ensemble des décisions prises par les corps publics (voire même privés) agissant par l’entremise d’organes décisionnels collectifs » (par. 49). Elle opine que ce sont des questions susceptibles d’être soulevées non seulement devant des arbitres ou des tribunaux administratifs, mais aussi devant toute cour de justice. Elle souligne que ces questions ne font pas partie du « champ spécialisé de l’expertise juridictionnelle de l’arbitre » (par. 51).  Avec égards, j’estime que cette qualification fait abstraction de ce que les appelantes demandent en réalité et de ce que l’arbitre a en définitive décidé.
[36] Dans le contexte de son interprétation du Code du travail, de la LIP et de la convention collective liant les parties, l’arbitre était appelé à statuer sur l’application de règles et de principes bien connus et non controversés. D’une part, même si la Cour n’a jamais appliqué l’arrêt Clearwater à des faits semblables à ceux de l’espèce, la portée de cette décision est clairement délimitée par les propos du juge Binnie qui indiquent que la « règle » en cause vise la pertinence des témoignages des membres d’un corps législatif (par. 45). Dans leurs motifs respectifs, tant le juge Delorme (par. 29) que la juge Bich (par. 46) renvoient à cette notion de pertinence pour qualifier le débat qui découle de cet arrêt. Puisque l’arbitre est maître de la preuve et de la procédure lors de l’instruction d’un grief, il lui appartient d’appliquer la règle de la pertinence aux faits du dossier selon ce qu’il considère utile pour trancher le grief. C’est précisément ce que l’arbitre a fait ici en concluant à la pertinence du contenu des délibérations tenues à huis clos par le comité exécutif. Cette décision bénéficie de la déférence du tribunal siégeant en révision. D’ailleurs, les appelantes reconnaissent elles-mêmes devant nous que leurs arguments sur l’inadmissibilité des témoignages relatifs à ces délibérations sont fondés sur une évaluation de la pertinence de ces témoignages. Dans ce contexte, une révision selon la norme de la décision correcte ne se justifie pas.
[37] D’autre part, quant au secret du délibéré cette fois, les balises de son champ d’application sont bien connues. Les appelantes ne demandent pas de les élargir. La juge Bich en convient quand elle écrit à ce sujet que ces dernières « … usent ici d’un concept qui ne s’applique pas aux circonstances » (par. 123). Aussi, à ce chapitre, l’arbitre n’avait qu’à appliquer une règle connue pour décider si le secret du délibéré protégeait ou non les délibérations du comité exécutif dans le cadre du congédiement de B. Il n’y a là aucune question de droit d’importance capitale qui soit hors du champ d’expertise de l’arbitre étant donné sa large compétence en matière de preuve et de procédure.  
[Nos soulignés.]
Poursuivant son analyse sur le fond de l’appel, le juge Gascon conclut sans surprise au caractère raisonnable de la décision de l’arbitre, les immunités invoquées par les appelants ne s’appliquant pas en l’espèce.

La juge Côté, écrivant les motifs concordants de la minorité, auxquels les juges Wagner et Brown souscrivent, est plutôt d’avis que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce. Afin de tirer cette conclusion, celle-ci restreint la portée de l’analyse préliminaire devant être donnée à la question tranchée par un décideur administratif.

Ce faisant, la juge Côté critique l’approche adoptée par la majorité pour choisir la norme de contrôle applicable. Selon elle, la majorité n’aurait pas dû déterminer la réponse correcte en droit à donner à la question tranchée par l’arbitre afin de déterminer la norme de contrôle applicable :
[79] Plus important encore, j’estime que la norme de contrôle applicable ne saurait dépendre de la réponse ultimement donnée par une cour de justice à la question en cause, sans risquer de rendre le résultat de l’analyse encore plus imprévisible. C’est plutôt la nature de la question soulevée qui importe. En l’espèce, les appelantes soutiennent que, selon l’arrêt Clearwater, tout organe décisionnel collectif prenant une décision sous forme écrite bénéficie d’une forme d’immunité de divulgation. Elles prétendent également que le secret du délibéré, tel qu’il est reconnu dans l’arrêt Tremblay, s’étend à tous les organismes administratifs ayant des fonctions décisionnelles. Bien que les arrêts sur lesquels s’appuient les appelantes n’aient pas la portée qu’elles cherchent à leur donner — ce sur quoi je suis d’accord avec mon collègue —, il n’en demeure pas moins que les questions de droit soulevées par les prétentions des appelantes sont de nature générale et doivent recevoir une application uniforme et cohérente. Le juge Gascon semble d’ailleurs le reconnaître, à tout le moins en partie, lorsqu’il écrit qu’« étendre les conclusions de la Cour dans Clearwater à toute décision prise par un organe décisionnel collectif public ou privé, comme le proposent les appelantes, aurait des conséquences regrettables qui iraient bien au-delà du seul contexte de la présente affaire » (par. 55 (je souligne)). En l’espèce, c’est d’abord et avant tout un principe d’« inconnaissabilité des motifs » applicable à tout organe décisionnel collectif prenant une décision sous forme écrite que les appelantes souhaitent voir reconnaître.
[80] Cela dit, force est d’admettre que l’application des enseignements de la Cour, à tout le moins de ceux formulés dans l’arrêt Clearwater, n’apporte pas de réponse claire en l’espèce vu les conclusions auxquelles en sont venus le juge de la Cour supérieure et le juge dissident de la Cour d’appel quant au fond de l’affaire. Bref, bien que j’estime moi aussi que les appelantes tentent de donner une portée démesurée aux arrêts Clearwater et Tremblay, leurs arguments ne sont pas dénués de tout fondement. Tel que je l’ai mentionné précédemment, en définitive, c’est la nature de la question soulevée qui importe, et non la réponse qui y sera donnée.
[Nos soulignés.]
Nous sommes en accord avec les motifs de la juge Côté. En effet, l’approche retenue par le juge Gascon pour choisir la norme de contrôle applicable nous semble déficiente, en ce qu’elle nécessite, d’abord, de répondre de manière correcte à la question tranchée par l’arbitre pour, ensuite, catégoriser la question tranchée et choisir la norme de contrôle. Cette approche nous semble s’avancer trop en avant dans l’analyse de la question à trancher, pipant ainsi les dés quant à l’analyse sur le fond lorsque la norme de la décision raisonnable est choisie au stade préliminaire.

À cet égard, cette approche tend à démontrer une tendance post-Dunsmuir du droit administratif canadien, suivant laquelle le caractère raisonnable d’une décision administrative est, au final, davantage déterminé à la lumière de la réponse correcte à la question analysée que sur la base de l’ensemble du processus décisionnel.

Dans un tel contexte, une décision incorrecte deviendra rapidement déraisonnable aux yeux d’une cour révisant une décision administrative, brouillant ainsi la distinction entre la norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable. En effet, déterminer le caractère raisonnable d’une décision à la lumière de la réponse correcte à la question tend à rendre l’analyse binaire, plutôt que multifactoriel, comme le souhaitait la Cour dans son arrêt Dunsmuir.

En somme, la ligne de fracture divisant la Cour dans Commission scolaire de Laval, et la confusion que cette fracture entraîne sur la distinction entre décision raisonnable et décision correcte, semble être une preuve de plus s’accumulant au support de la théorie du professeur Paul Daly, selon laquelle le droit administratif canadien s’apprête à vivre un nouveau changement de paradigme, similaire à celui vécu en 2008 suite à l’arrêt Dunsmuir.


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