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Friday 1 April 2016

Dunsmuir : vers le droit administratif et plus loin encore!

Par Francis Legault-Mayrand

En avril 2015, la Cour d’appel fédérale a rendu la décision Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89 dans laquelle le Juge Stratas, écrivant pour la majorité, a tenté une petite, mais importante, révolution en droit des délits (« tort law ») en common law canadienne. Plus précisément, le juge Stratas a introduit un nouveau cadre analytique en droit des délits civils commis par la Couronne fédérale fondé sur des principes de droit administratif, laissant ainsi tomber les principes habituels du droit privé.

Bien que près d’un an se soit écoulé depuis cette décision, elle a trouvé peu d’écho en jurisprudence canadienne, de sorte qu’en date de ce billet, aucune décision recensée n’a appliqué ce cadre analytique pour décider de la responsabilité de la Couronne.[1] Nous savons par ailleurs que la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel le 29 octobre 2015.

Les faits de l’affaire Paradis Honey Ltd. sont relativement simples. Des apiculteurs ont intenté un recours en négligence contre le ministre de l’Agriculture et de l’agroalimentaire et l’Agence de l’inspection des aliments pour avoir adopté et appliqué une politique d’interdiction générale de certaines importations d’abeilles des États-Unis. Toutefois, selon les apiculteurs, il n’y a aucun fondement législatif permettant cette interdiction générale.

Au contraire, il existerait même un règlement leur permettant expressément d’obtenir des permis d’importation, ce que le gouvernement aurait refusé d’appliquer au bénéfice de l’interdiction générale en question. Les apiculteurs demandent donc à ce que la Couronne leur paie des dommages découlant de l’interdiction générale qu’elle n’était pas en droit d’appliquer.

En common law, la première étape du test du délit de négligence est la détermination de l’existence ou non d’une obligation de diligence envers le demandeur. Un défendeur sera tenu d’indemniser le demandeur seulement si on lui reconnaît une obligation de diligence à son égard. Pour ce faire, il faut déterminer dans un premier temps s’il y a proximité suffisante entre les demandeurs et les défendeurs et, dans un deuxième temps, s’il y a des considérations de politiques générales qui appelleraient la non-reconnaissance d’une obligation de diligence. (Anns c. Merton London Borough Council, [1977] UKHL 4, Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79 et plus récemment dans R. v. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2011 SCC 42).

Ce test est appliqué, avec les adaptations nécessaires, tant dans les affaires où la responsabilité des autorités publiques est recherchée, que celles où la responsabilité d’un particulier ou d’une société légale est recherchée.

Le Juge Stratas qualifie l’approche actuelle comme étant illogique et une anomalie de la common law (paras.127 et 129).

Selon lui, une approche fondée sur les principes de droit public doit régir le droit de la responsabilité des autorités publiques :

[132] Quels sont les principes du droit public sousjacent? Ils se trouvent actuellement surtout en droit administratif, notamment en matière de recours en contrôle judiciaire. De manière générale, nous accordons une sanction quand l’autorité publique agit de manière inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif et quand l’exercice du pouvoir discrétionnaire appelle une sanction. Ces deux éléments – le caractère inacceptable ou indéfendable dans le sens du droit administratif et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de sanction – fournissent une utile grille d’analyse lorsqu’une sanction pécuniaire peut être accordée dans une action de droit public contre une autorité publique. Ce cadre explique les solutions retenues par les arrêt[s] Roncarelli et McGillivray, précités, et d’affaires en matière de négligence comme Hill, Syl Apps, Fullowka, précitées, ainsi que dans d’autres décisions mentionnées plus loin.

[133] Je passe maintenant à la première partie de ce cadre, soit le caractère inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif.

[134] Au Canada, les décisions publiques, lorsqu’elles sont l’objet d’un recours en contrôle judiciaire, sont souvent étudiées selon le critère de la décision raisonnable. Cela signifie que la décision doit s’inscrire dans une échelle acceptable et pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47). Si la décision se situe dans cette échelle, elle est confirmée et la Cour ne procède pas à l’examen d’une sanction. Par contre, lorsqu’une décision ne se situe pas dans cette échelle, c’estàdire qu’elle est inacceptable et qu’elle ne saurait se justifier au sens de la jurisprudence, nous passons à l’étape de l’instance de contrôle judiciaire au terme de laquelle le juge peut éventuellement prononcer une sanction.

[135] L’échelle de ce qui est acceptable et de ce qui se justifie en droit administratif ou, en d’autres termes, la marge d’appréciation que nous accordons à une autorité publique, peut être étroite ou large selon la nature de la question et les circonstances (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2 (CanLII), [2012] 1 R.C.S. 5, paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 59; McLean c. ColombieBritannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 895, paragraphes 37 à 41; voir également les principes directeurs et la liste non-exhaustive des facteurs qui peuvent avoir une incidence sur la marge d’appréciation dans Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56 (CanLII), 455 N.R. 157, paragraphes 90 à 99, et Pham c. Secretary of State for the Home Department, [2015] UKSC 19, paragraphe 107).

[136] Par ailleurs, lorsque la décision est claire ou visée par la jurisprudence ou par des normes législatives claires, la marge d’appréciation est étroite (voir, par exemple, l’arrêt McLean, précité; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266 (CanLII), 440 N.R. 201; Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193 (CanLII), [2011] 4 C.F. 203; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Huang, 2014 CAF 228 (CanLII), 464 N.R. 112). Dans ces cas, le juge est plus susceptible d’aborder la question de la sanction. En revanche, si la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge d’appréciation est plus large (voir, par exemple, Farwaha, précité; Rotherham Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6). Dans de tels cas, la Cour est moins susceptible d’envisager la reddition d’une sanction.

[137] D’ailleurs, lorsqu’une décision est très imbue de faits, de politiques, de décisions discrétionnaires, d’appréciations subjectives et d’expertise, la marge d’appréciation peut être tellement large qu’en l’absence de mauvaise foi, il est difficile de voir comment il serait possible d’atteindre l’étape de la sanction (voir, par exemple, l’arrêt Catalyst, précité; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 810; arrêt Rotherham, précité). Le rejet de certaines demandes fondées sur la négligence ou une conduite négligente qui visent un processus de prise de décision pourrait également s’expliquer de cette façon (voir, par exemple, Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 261; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 304, paragraphes 23 et 39; Williams c. Ontario, 2009 ONCA 378 (CanLII), 95 O.R. (3d) 401; Eliopoulos Estate c. Ontario (Minister of Health and Long Term Care) (2006), 2006 CanLII 37121 (ON CA), 82 O.R. (3d) 321, 276 D.L.R. (4th) 411 (C.A.); A.L. c. Ontario (Minister of Community and Social Services) (2006), 2006 CanLII 39297 (ON CA), 83 O.R. (3d) 512, 274 D.L.R. (4th) 431 (C.A.)). Lorsque la Cour suprême discute par l’arrêt Imperial Tobacco des questions de politique fondamentale pour lesquelles il est impossible d’obtenir des dommagesintérêts, ce sont peutêtre ces types d’affaires qu’elle a à l’esprit. Toutefois, ce concept se comprend davantage au moyen de concepts de droit public, plutôt qu’en recourant à la notion de négligence de droit privé.

Exporter le délit de négligence du droit privé au droit administratif a un impact direct sur les remèdes disponibles : toute sanction pécuniaire serait maintenant discrétionnaire. Par ailleurs, selon le Juge Stratas des « circonstances additionnelles » seraient requises pour que les tribunaux accordent une telle sanction.

Malgré cela et malgré le temps qui s’est écoulé depuis l’émission de la décision, il est difficile de dire si cette approche mènera les tribunaux vers des résultats différents ou s’il s’agit strictement d’un changement conceptuel. Dans Paradis Honey Ltd, la Cour d’appel fédérale n’a pas eu à appliquer le test vu que celui-ci a été élaboré dans le cadre d’un appel d’un jugement portant sur une requête en radiation de procédure (l’équivalent d’une requête en irrecevabilité en droit québécois). Qui ouvrira le bal?





[1] Recensement effectué sur QuickLaw et CanLii. 

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