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Friday 4 March 2016

Le droit d'appel d'un avocat dont la conduite procédurale est critiquée dans le cadre d'une jugement

Par Raphael Lescop

Selon la Cour d’appel dans Weinberg c. Cinar Corporation, EYB 2006-110192 (c.a.), « critiquer la conduite d'un avocat dans un jugement est, pour un juge, une affaire des plus délicate et rarement nécessaire pour trancher le litige qui lui est soumis ».
Toutefois, dans la foulée de l’adoption du régime de l’article 54.1 et ss. de l’ancien Code de procédure civile et du nouveau Code de procédure civile qui met à l’avant plan le devoir du tribunal d’assurer la saine gestion des instances, nous constatons que les jugements critiquant la conduite procédurale des avocats sont et seront de plus en plus fréquents.
Or, la question suivante se pose : l’avocat critiqué sur sa conduite dans un jugement peut-il lui-même, personnellement, en appeler de ce jugement à la Cour d’appel ?
Cette question a été répondue il y a longtemps dans le cas où l’avocat est sanctionné dans les conclusions du jugement, par exemple une condamnation au dépens ou la formulation d’une réprimande à son endroit. Sur permission, l’avocat pourra en appeler de ce jugement (voir par exemple, Droit de la famille - 1777, [1994] R.J.Q. 1493 (C.A.)).
Récemment, en novembre 2015, dans l’affaire Droit de la famille - 152870, la question s’est toutefois posée de savoir si une avocate, critiquée dans le cadre d’un jugement de première instance, mais pas sanctionnée dans les conclusions, pouvait elle-même porter en appel ce jugement afin de faire radier les paragraphes la concernant. En effet, la cliente de l’avocate avait décidé de ne pas porter la cause en appel. La Cour d’appel a répondu par la négative à cette demande de l’avocate :
[26] L’appel est réservé aux parties au procès en première instance (art. 492 C.p.c.); le texte de la loi est clair « ne [laissant] aucune place à une interprétation quelconque ». Me Goldwater était l’avocate de Mme W...; elle n’était pas partie au procès à quelque titre que ce soit et les conclusions du jugement du 22 juillet 2015 ne la visent pas.
[27] Le jugement ne comporte aucune conclusion pécuniaire (par exemple, lorsque le juge condamne l’avocat, seul ou avec son client, aux dépens ou à des dommages) ou autre (par exemple, une réprimande) contre Me Goldwater.
[…]
[31] Me Goldwater n’est pas dans une situation tellement différente de celle du bijoutier de renom dont le juge, saisi du recours d’un assuré contre son assureur pour recouvrer la valeur d’un bijou acheté quelques années auparavant auprès de ce même bijoutier au prix de 75 000 $, conclut que le bijou est un faux dont la valeur réelle ne dépasse pas 1 500 $ et qui réduit l’indemnité d’assurance à ce montant.
[32] Ou encore du témoin expert dont le juge critique sévèrement le travail et l’éthique de travail, avant de conclure qu’il préfère s’en remettre à l’avis du témoin expert de la partie adverse, et qui tranche en conséquence le recours dont il était saisi.
[33] Tant le bijoutier de renom que l’expert risquent de voir leur réputation ternie par les propos du juge à leur endroit, et peut-être même, dans le cas du premier au moins, s’exposer à un recours en dommages, mais cela ne leur confère pas pour autant la qualité requise pour faire appel au sens de l’article 492 C.p.c.
La Cour d’appel conclut son analyse en écrivant que si l’avocate estime avoir été traitée injustement par le juge, elle a peut-être un recours à faire valoir, mais ce n’est pas celui de porter en appel le jugement dont les parties sont satisfaites.
La Cour d’appel demeure toutefois silencieuse sur le recours qui serait à la disposition de l’avocate. La Cour d’appel référait peut-être au recours prévu à l’article 489 de l’ancien C.p.c. (aujourd’hui l’article 349) qui permet à un tiers dont les intérêts sont touchés par un jugement de demander la rétractation d’un jugement par voie de tierce-opposition.
Si c’est le cas, se pose toutefois la question de savoir si l’avocate est effectivement un tiers au sens de l’article 349 C.p.c. En effet, l’avocate a participé à la première instance et elle a sûrement eu l’occasion d’être entendue par le juge sur sa conduite procédurale (le jugement est silencieux sur cette question). Bref, il ne s’agit pas de la situation typique visée par l’article 349 C.p.c. Également, se pose la question de savoir si les intérêts de l’avocate sont touchés dans la mesure où aucune conclusion du jugement ne la concerne. Est-il vraiment question ici d’un cas de rétractation du jugement ?   
Nous comprenons l’arrêt rendu dans Droit de la famille - 152870 puisque l’article 492 de l’ancien C.p.c. (maintenant l’article 351), qui régit le droit d’appel, laissait bien peu de marge de manœuvre à la Cour d’appel. Toutefois, cette analyse conduit à un résultat qui, dans certaines circonstances, peut être inéquitable pour l’avocat visé.
Par exemple, dans Weinberg c. Cinar Corporation, invoqué plus haut, la Cour d’appel s’est penchée sur les commentaires sévères d’un juge à l’endroit d’un avocat formulés dans son jugement alors que le jugement ne comportait pas de conclusions le concernant. Le juge de première instance y indiquait notamment que la conduite de l’avocat pouvait constituer une violation au Code de déontologie des avocats. La Cour d’appel a pu se saisir de la question car c’est le client de l’avocat qui a présenté la requête pour permission d’en appeler. Ainsi, les avocats dans les affaires Droit de la famille - 152870 et Weinberg se trouvaient dans la même situation, mais un seul (par l’intermédiaire de son client) a eu l’opportunité de faire casser en appel les reproches à son endroit. Voir aussi : Aluminerie Alouette Inc. c. Les constructions du Saint-Laurent Ltée, 2003 CanLII 10112 (QC CA), par. 62-63.
De plus, l’analyse de la Cour d’appel dans Droit de la famille - 152870 fait en sorte que le droit d’appel de l’avocat relève de la seule décision du juge de première instance de le sanctionner ou non dans les conclusions de son jugement. Ceci pourrait donc inviter un juge de première instance à s’abstenir de sanctionner un avocat dans les conclusions, tout en le critiquant sévèrement dans le cadre de son jugement, afin d’éviter un appel sur cette question. À cet effet, nous référons à la cause Caisse Desjardins des Métaux Blancs c. Langlois, 2012 QCCS 1443.
Dans cette affaire, le juge a critiqué un avocat au motif qu’il aurait dû savoir que le moyen de défense qu’il a fait valoir au nom de ses clients était frivole. Le juge écrit au paragraphe 11 de son jugement que plutôt que de condamner celui-ci personnellement aux dépens, « ce qui ne ferait que donner ouverture à l'appel et qui serait inutile », il demande au procureur de la demanderesse de transmettre le présent jugement au syndic du Barreau pour que celui-ci donne suite aux actes posés par l’avocat.
Du strict point de vue de l’article 351 C.p.c. (anciennement l’article 492), nous convenons que l’avocat des défendeurs ne bénéficie pas d’un droit d’appel qui lui serait propre. Tout de même, dans de telles circonstances, il nous appert que l’ouverture au droit d’appel de l’avocat devrait ou pourrait être assouplie.

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