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Friday 10 June 2016

Poursuite – bâillon : la prudence doit céder le pas à la vigilance

Par Peter Kalichman
Dans un jugement rendu le 24 mai 2016, la Cour d’appel a accueilli l’appel d’un jugement de la Cour supérieure ayant rejeté une requête en rejet. La décision dans Bérubé c. Lafarge Canada inc., 2016 QCCA 874, met en relief l’approche distincte qu’un tribunal doit adopter lorsqu’on recherche le rejet d’une poursuite-bâillon.

Dans le contexte du dossier de la pyrrhotite, l’appelant, M. Bérubé, qui a témoigné en tant qu’expert dans un premier procès (le jugement phare) et qui par la suite a été engagé par plusieurs parties dans le contexte d’un deuxième procès, a été appelé en arrière-garantie par Lafarge Canada inc. et Marie De Grosbois (« Lafarge »). Lafarge reproche à M. Bérubé une faute extracontractuelle commise dans l’exécution d’un mandat d’analyse qui lui avait été confié par l’une des compagnies ayant fabriqué le béton vicié. Ces dernières n’ont pas poursuivi M. Bérubé.

M. Bérubé prétend que le but du recours récursoire de Lafarge est de lui disqualifier en tant qu’expert. Il présente donc une requête en rejet fondée sur les articles 54.1, 165(4), 216, 270 et 273.1 C.p.c. Le juge de première instance estime qu’il est impossible de statuer de façon définitive sur la responsabilité de M. Bérubé à ce stade des procédures. Dans le contexte de son analyse, le juge de première instance refuse de tenir compte de divers éléments factuels présentés par M. Bérubé, dont des extraits de témoignages rendus lors du procès qui a donné lieu au jugement phare.

La Cour d’appel conclut que le juge de première instance a erré dans l’exercice de sa discrétion de ce que constitue l’exercice excessif ou déraisonnable d’un droit. La Cour reconnait qu’en général les tribunaux doivent agir prudemment lorsqu’ils sont saisis d’une requête pour rejet en vertu de l’article 54.1 C.p.c. et ne doivent pas mettre fin prématurément à un recours sur une preuve partielle ou sommaire. Cependant, dans un passage qui risque d’être reproduit à maintes reprises dans le futur, la Cour explique que :

[25] Dans les cas où l’on allègue être en présence d’une poursuite-bâillon, la prudence doit céder le pas à la vigilance du juge qui doit accorder préséance à la volonté du législateur qui est de remédier à l’effet bâillon.

La Cour conclut que le juge de première instance a erré en refusant de considérer les éléments factuels que M. Bérubé avait présentés dans un but de donner un portrait global de la situation et de démontrer que le recours était bel et bien une poursuite-bâillon. Pour la Cour, une telle analyse approfondie est nécessaire puisque « le jugement au fond ne pourra remédier à l’effet bâillon de la poursuite ».

Après avoir analysé les éléments factuels que le juge de première instance a écartés, la Cour conclut que M. Bérubé a réussi à démontrer, de façon sommaire, que la poursuite était abusive ou qu’elle avait pour effet de le bâillonner. Il est intéressant de noter que parmi les éléments dont la Cour soupèse dans son évaluation des remèdes possibles est l’impact que l’action récursoire aura sur le déroulement du procès et sur les défendeurs pour qui M. Bérubé agit comme expert.


[67] (...) il faut également tenir compte du fait que si la mise en cause forcée de Bérubé se poursuit, cela risque fort de faire dérailler ou, à tout le moins, de retarder grandement non seulement le recours récursoire principal, mais aussi la deuxième vague des dossiers de la pyrrhotite. Les entrepreneurs, qui pouvaient compter sur leur expert depuis le début des procédures, perdront ses services et devront recourir à un autre expert, et cela, bien inutilement. Et cela aura aussi comme conséquence de faire attendre encore davantage des centaines de demandeurs qui ont bien besoin de voir leurs recours aboutir.

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