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Par Francis Legault-Mayrand |
En avril 2015, la Cour d’appel fédérale a rendu la décision Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89 dans laquelle le Juge Stratas, écrivant pour la majorité, a tenté une petite, mais importante, révolution en droit des délits (« tort law ») en common law canadienne. Plus précisément, le juge Stratas a introduit un nouveau cadre analytique en droit des délits civils commis par la Couronne fédérale fondé sur des principes de droit administratif, laissant ainsi tomber les principes habituels du droit privé.
Bien que près d’un an se soit écoulé depuis cette décision, elle a trouvé
peu d’écho en jurisprudence canadienne, de sorte qu’en date de ce billet,
aucune décision recensée n’a appliqué ce cadre analytique pour décider de la
responsabilité de la Couronne.[1]
Nous savons par ailleurs que la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation
d’appel le 29 octobre 2015.
Les faits de l’affaire Paradis
Honey Ltd. sont relativement simples. Des apiculteurs ont intenté un
recours en négligence contre le ministre de l’Agriculture et de
l’agroalimentaire et l’Agence de l’inspection des aliments pour avoir adopté et
appliqué une politique d’interdiction générale de certaines importations
d’abeilles des États-Unis. Toutefois, selon les apiculteurs, il n’y a aucun
fondement législatif permettant cette interdiction générale.
Au contraire, il existerait même un règlement leur permettant expressément
d’obtenir des permis d’importation, ce que le gouvernement aurait refusé d’appliquer
au bénéfice de l’interdiction générale en question. Les apiculteurs demandent
donc à ce que la Couronne leur paie des dommages découlant de l’interdiction
générale qu’elle n’était pas en droit d’appliquer.
En common law, la première étape du test du délit de négligence est la
détermination de l’existence ou non d’une obligation de diligence envers le
demandeur. Un défendeur sera tenu d’indemniser le demandeur seulement si on lui
reconnaît une obligation de diligence à son égard. Pour ce faire, il faut
déterminer dans un premier temps s’il y a proximité suffisante entre les
demandeurs et les défendeurs et, dans un deuxième temps, s’il y a des
considérations de politiques générales qui appelleraient la non-reconnaissance
d’une obligation de diligence. (Anns
c. Merton London Borough Council,
[1977] UKHL 4, Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79 et plus récemment
dans R. v. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2011 SCC 42).
Ce test est appliqué, avec les adaptations nécessaires, tant dans les
affaires où la responsabilité des autorités publiques est recherchée, que celles
où la responsabilité d’un particulier ou d’une société légale est recherchée.
Le Juge Stratas qualifie l’approche actuelle comme étant illogique et une
anomalie de la common law (paras.127 et 129).
Selon lui, une approche fondée sur les principes de droit public doit
régir le droit de la responsabilité des autorités publiques :
[132] Quels sont les principes du droit public sous‑jacent? Ils se trouvent
actuellement surtout en droit administratif, notamment en matière de recours en
contrôle judiciaire. De manière générale, nous accordons une sanction quand
l’autorité publique agit de manière inacceptable ou indéfendable au sens du
droit administratif et quand l’exercice du pouvoir discrétionnaire appelle une
sanction. Ces deux éléments – le caractère inacceptable ou indéfendable dans le
sens du droit administratif et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de
sanction – fournissent une utile grille d’analyse lorsqu’une sanction
pécuniaire peut être accordée dans une action de droit public contre une
autorité publique. Ce cadre explique les solutions retenues par les arrêt[s]
Roncarelli et McGillivray, précités, et d’affaires en matière de négligence
comme Hill, Syl Apps, Fullowka, précitées, ainsi que dans d’autres décisions
mentionnées plus loin.
[133] Je passe maintenant à la première partie de ce cadre, soit le caractère
inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif.
[134] Au Canada, les décisions publiques, lorsqu’elles sont l’objet d’un recours
en contrôle judiciaire, sont souvent étudiées selon le critère de la décision
raisonnable. Cela signifie que la décision doit s’inscrire dans une échelle
acceptable et pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt
Dunsmuir, précité, paragraphe 47). Si la décision se situe dans cette échelle,
elle est confirmée et la Cour ne procède pas à l’examen d’une sanction. Par
contre, lorsqu’une décision ne se situe pas dans cette échelle, c’est‑à‑dire qu’elle est inacceptable et qu’elle ne saurait se justifier au sens de la
jurisprudence, nous passons à l’étape de l’instance de contrôle judiciaire au
terme de laquelle le juge peut éventuellement prononcer une sanction.
[135] L’échelle de ce qui est acceptable et de ce qui se justifie en droit administratif
ou, en d’autres termes, la marge d’appréciation que nous accordons à une
autorité publique, peut être étroite ou large selon la nature de la question et
les circonstances (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC
2 (CanLII), [2012] 1 R.C.S. 5, paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et
Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe
59; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC
67 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 895, paragraphes 37 à 41; voir également les
principes directeurs et la liste non-exhaustive des facteurs qui peuvent avoir
une incidence sur la marge d’appréciation dans Canada (Ministre des Transports,
de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56
(CanLII), 455 N.R. 157, paragraphes 90 à 99, et Pham c. Secretary of State for
the Home Department, [2015] UKSC 19, paragraphe 107).
[136] Par ailleurs, lorsque la décision est claire ou visée par la
jurisprudence ou par des normes législatives claires, la marge d’appréciation
est étroite (voir, par exemple, l’arrêt McLean, précité; Canada (Procureur
général) c. Abraham, 2012 CAF 266 (CanLII), 440 N.R. 201; Canada (Procureur
général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193 (CanLII), [2011] 4 C.F. 203;
Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Huang,
2014 CAF 228 (CanLII), 464 N.R. 112). Dans ces cas, le juge est plus
susceptible d’aborder la question de la sanction. En revanche, si la décision
est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et
d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge
d’appréciation est plus large (voir, par exemple, Farwaha, précité; Rotherham
Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and
Skills, 2015 UKSC 6). Dans de tels cas, la Cour est moins susceptible
d’envisager la reddition d’une sanction.
[137] D’ailleurs, lorsqu’une décision est très imbue de faits, de politiques,
de décisions discrétionnaires, d’appréciations subjectives et d’expertise, la
marge d’appréciation peut être tellement large qu’en l’absence de mauvaise foi,
il est difficile de voir comment il serait possible d’atteindre l’étape de la
sanction (voir, par exemple, l’arrêt Catalyst, précité; Katz Group Canada Inc.
c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 (CanLII), [2013] 3
R.C.S. 810; arrêt Rotherham, précité). Le rejet de certaines demandes fondées
sur la négligence ou une conduite négligente qui visent un processus de prise
de décision pourrait également s’expliquer de cette façon (voir, par exemple,
Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 (CanLII), [2011] 2
R.C.S. 261; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61
(CanLII), [2004] 3 R.C.S. 304, paragraphes 23 et 39; Williams c. Ontario, 2009
ONCA 378 (CanLII), 95 O.R. (3d) 401; Eliopoulos Estate c. Ontario (Minister of
Health and Long Term Care) (2006), 2006 CanLII 37121 (ON CA), 82 O.R. (3d) 321,
276 D.L.R. (4th) 411 (C.A.); A.L. c. Ontario (Minister of Community and Social
Services) (2006), 2006 CanLII 39297 (ON CA), 83 O.R. (3d) 512, 274 D.L.R. (4th)
431 (C.A.)). Lorsque la Cour suprême discute par l’arrêt Imperial Tobacco des
questions de politique fondamentale pour lesquelles il est impossible d’obtenir
des dommages‑intérêts, ce sont peut‑être ces types d’affaires qu’elle a à l’esprit. Toutefois, ce concept se comprend
davantage au moyen de concepts de droit public, plutôt qu’en recourant à la
notion de négligence de droit privé.
Exporter le délit de négligence du droit privé au droit administratif a
un impact direct sur les remèdes disponibles : toute sanction pécuniaire serait
maintenant discrétionnaire. Par ailleurs, selon le Juge Stratas des
« circonstances additionnelles » seraient requises pour que les
tribunaux accordent une telle sanction.
Malgré cela et malgré le temps qui s’est écoulé depuis l’émission de la
décision, il est difficile de dire si cette approche mènera les tribunaux vers
des résultats différents ou s’il s’agit strictement d’un changement conceptuel.
Dans Paradis Honey Ltd, la Cour
d’appel fédérale n’a pas eu à appliquer le test vu que celui-ci a été élaboré
dans le cadre d’un appel d’un jugement portant sur une requête en radiation de
procédure (l’équivalent d’une requête en irrecevabilité en droit québécois). Qui
ouvrira le bal?
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