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Friday, 15 April 2016

Afin de choisir la norme de contrôle applicable à une décision administrative, une cour devrait-elle d’abord décider de la réponse correcte à donner en droit à la question tranchée par le décideur administratif ?

Dans son plus récent arrêt en droit administratif, Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, la Cour suprême du Canada devait analyser le droit d’un salarié d’un corps public d’interroger les membres d’un organe décisionnel de son employeur sur les motifs de leur décision de le congédier à la suite de délibérations tenues à huis clos. À l’occasion de cette analyse, la Cour s’est divisée sur le choix de la norme de contrôle à appliquer à cette question.

Les faits de cette affaire sont simples et ceux-ci sont résumés de la manière suivante par le Juge Gascon, qui signe les motifs de la majorité, auxquels souscrivent la juge en chef et les juges Abella et Karakatsanis:
[4] L’intimé Syndicat de l’enseignement de la région de Laval (« Syndicat ») a déposé un grief contestant le congédiement d’un enseignant. Lors de l’instruction du grief, l’appelante Commission scolaire de Laval (« Commission ») s’est opposée à l’interrogatoire de trois commissaires membres de son comité exécutif qui a pris à huis clos la décision de congédier l’enseignant. Selon la Commission, les motifs individuels qui sous-tendent une décision prise ainsi par un organe collectif par voie de résolution seraient « inconnaissables », et donc non pertinents.  En outre, le secret du délibéré rendrait les membres du comité exécutif non contraignables pour témoigner sur le contenu de leurs délibérations à huis clos.
[5] L’arbitre a rejeté les objections de la Commission et permis l’interrogatoire des membres du comité exécutif sur leurs délibérations et sur leur décision de congédier l’enseignant. Saisie d’une requête en révision judiciaire, la Cour supérieure a cassé la décision de l’arbitre et interdit tout témoignage des membres du comité exécutif, sauf sur le processus formel qui a conduit à leur décision communiquée en séance publique. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rétabli la décision de l’arbitre et permis l’interrogatoire des membres du comité exécutif, dans les limites usuelles de la pertinence.
De prime abord, cette affaire semble donc opposer, d’une part, le droit du salarié de connaître les motifs de son congédiement et, d’autre part, certaines immunités de droit public, c’est-à-dire les principes de l’« inconnaissabilité des motifs » d’un corps législatif et du secret de son délibéré. Nous précisons de « prime abord » puisque, dans le cadre de son analyse préliminaire de la norme de contrôle applicable à la décision de l’arbitre, la majorité de la Cour tire la conclusion que ces immunités, une fois bien définies, ne s’appliquent pas aux faits en l’espèce.

En effet, le juge Gascon conclut que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de l’arbitre, puisque la question de droit soulevée par les appelants ne tomberait pas dans la catégorie des questions de droit « d’une d’importance capitale pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, au point de devoir l’assujettir à la norme de la décision correcte ».

Pour parvenir à cette conclusion, le juge Gascon s’avance de manière importante dans son analyse de la question soulevée par les appelants, au stade du choix de la norme de contrôle :
[30]  Contrairement aux juges de la Cour d’appel et de la Cour supérieure, j’estime que la sentence interlocutoire de l’arbitre est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Permettre l’interrogatoire des membres du comité exécutif de la Commission reste en définitive une question d’administration de la preuve. Une telle détermination relève de la compétence exclusive de l’arbitre. À mon avis, le fait de vouloir conférer, à l’instar des appelantes, une portée démesurée aux arrêts de la Cour dans Clearwater et Tremblay ne transforme pas cette détermination en une question de droit d’importance capitale pour le système juridique, étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, au point de devoir l’assujettir à la norme de la décision correcte.
[…]
[35] La juge Bich soutient que les questions relatives au principe de l’« inconnaissabilité des motifs » et au secret du délibéré revêtent une importance capitale pour le système juridique parce qu’elles touchent « l’ensemble des décisions prises par les corps publics (voire même privés) agissant par l’entremise d’organes décisionnels collectifs » (par. 49). Elle opine que ce sont des questions susceptibles d’être soulevées non seulement devant des arbitres ou des tribunaux administratifs, mais aussi devant toute cour de justice. Elle souligne que ces questions ne font pas partie du « champ spécialisé de l’expertise juridictionnelle de l’arbitre » (par. 51).  Avec égards, j’estime que cette qualification fait abstraction de ce que les appelantes demandent en réalité et de ce que l’arbitre a en définitive décidé.
[36] Dans le contexte de son interprétation du Code du travail, de la LIP et de la convention collective liant les parties, l’arbitre était appelé à statuer sur l’application de règles et de principes bien connus et non controversés. D’une part, même si la Cour n’a jamais appliqué l’arrêt Clearwater à des faits semblables à ceux de l’espèce, la portée de cette décision est clairement délimitée par les propos du juge Binnie qui indiquent que la « règle » en cause vise la pertinence des témoignages des membres d’un corps législatif (par. 45). Dans leurs motifs respectifs, tant le juge Delorme (par. 29) que la juge Bich (par. 46) renvoient à cette notion de pertinence pour qualifier le débat qui découle de cet arrêt. Puisque l’arbitre est maître de la preuve et de la procédure lors de l’instruction d’un grief, il lui appartient d’appliquer la règle de la pertinence aux faits du dossier selon ce qu’il considère utile pour trancher le grief. C’est précisément ce que l’arbitre a fait ici en concluant à la pertinence du contenu des délibérations tenues à huis clos par le comité exécutif. Cette décision bénéficie de la déférence du tribunal siégeant en révision. D’ailleurs, les appelantes reconnaissent elles-mêmes devant nous que leurs arguments sur l’inadmissibilité des témoignages relatifs à ces délibérations sont fondés sur une évaluation de la pertinence de ces témoignages. Dans ce contexte, une révision selon la norme de la décision correcte ne se justifie pas.
[37] D’autre part, quant au secret du délibéré cette fois, les balises de son champ d’application sont bien connues. Les appelantes ne demandent pas de les élargir. La juge Bich en convient quand elle écrit à ce sujet que ces dernières « … usent ici d’un concept qui ne s’applique pas aux circonstances » (par. 123). Aussi, à ce chapitre, l’arbitre n’avait qu’à appliquer une règle connue pour décider si le secret du délibéré protégeait ou non les délibérations du comité exécutif dans le cadre du congédiement de B. Il n’y a là aucune question de droit d’importance capitale qui soit hors du champ d’expertise de l’arbitre étant donné sa large compétence en matière de preuve et de procédure.  
[Nos soulignés.]
Poursuivant son analyse sur le fond de l’appel, le juge Gascon conclut sans surprise au caractère raisonnable de la décision de l’arbitre, les immunités invoquées par les appelants ne s’appliquant pas en l’espèce.

La juge Côté, écrivant les motifs concordants de la minorité, auxquels les juges Wagner et Brown souscrivent, est plutôt d’avis que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce. Afin de tirer cette conclusion, celle-ci restreint la portée de l’analyse préliminaire devant être donnée à la question tranchée par un décideur administratif.

Ce faisant, la juge Côté critique l’approche adoptée par la majorité pour choisir la norme de contrôle applicable. Selon elle, la majorité n’aurait pas dû déterminer la réponse correcte en droit à donner à la question tranchée par l’arbitre afin de déterminer la norme de contrôle applicable :
[79] Plus important encore, j’estime que la norme de contrôle applicable ne saurait dépendre de la réponse ultimement donnée par une cour de justice à la question en cause, sans risquer de rendre le résultat de l’analyse encore plus imprévisible. C’est plutôt la nature de la question soulevée qui importe. En l’espèce, les appelantes soutiennent que, selon l’arrêt Clearwater, tout organe décisionnel collectif prenant une décision sous forme écrite bénéficie d’une forme d’immunité de divulgation. Elles prétendent également que le secret du délibéré, tel qu’il est reconnu dans l’arrêt Tremblay, s’étend à tous les organismes administratifs ayant des fonctions décisionnelles. Bien que les arrêts sur lesquels s’appuient les appelantes n’aient pas la portée qu’elles cherchent à leur donner — ce sur quoi je suis d’accord avec mon collègue —, il n’en demeure pas moins que les questions de droit soulevées par les prétentions des appelantes sont de nature générale et doivent recevoir une application uniforme et cohérente. Le juge Gascon semble d’ailleurs le reconnaître, à tout le moins en partie, lorsqu’il écrit qu’« étendre les conclusions de la Cour dans Clearwater à toute décision prise par un organe décisionnel collectif public ou privé, comme le proposent les appelantes, aurait des conséquences regrettables qui iraient bien au-delà du seul contexte de la présente affaire » (par. 55 (je souligne)). En l’espèce, c’est d’abord et avant tout un principe d’« inconnaissabilité des motifs » applicable à tout organe décisionnel collectif prenant une décision sous forme écrite que les appelantes souhaitent voir reconnaître.
[80] Cela dit, force est d’admettre que l’application des enseignements de la Cour, à tout le moins de ceux formulés dans l’arrêt Clearwater, n’apporte pas de réponse claire en l’espèce vu les conclusions auxquelles en sont venus le juge de la Cour supérieure et le juge dissident de la Cour d’appel quant au fond de l’affaire. Bref, bien que j’estime moi aussi que les appelantes tentent de donner une portée démesurée aux arrêts Clearwater et Tremblay, leurs arguments ne sont pas dénués de tout fondement. Tel que je l’ai mentionné précédemment, en définitive, c’est la nature de la question soulevée qui importe, et non la réponse qui y sera donnée.
[Nos soulignés.]
Nous sommes en accord avec les motifs de la juge Côté. En effet, l’approche retenue par le juge Gascon pour choisir la norme de contrôle applicable nous semble déficiente, en ce qu’elle nécessite, d’abord, de répondre de manière correcte à la question tranchée par l’arbitre pour, ensuite, catégoriser la question tranchée et choisir la norme de contrôle. Cette approche nous semble s’avancer trop en avant dans l’analyse de la question à trancher, pipant ainsi les dés quant à l’analyse sur le fond lorsque la norme de la décision raisonnable est choisie au stade préliminaire.

À cet égard, cette approche tend à démontrer une tendance post-Dunsmuir du droit administratif canadien, suivant laquelle le caractère raisonnable d’une décision administrative est, au final, davantage déterminé à la lumière de la réponse correcte à la question analysée que sur la base de l’ensemble du processus décisionnel.

Dans un tel contexte, une décision incorrecte deviendra rapidement déraisonnable aux yeux d’une cour révisant une décision administrative, brouillant ainsi la distinction entre la norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable. En effet, déterminer le caractère raisonnable d’une décision à la lumière de la réponse correcte à la question tend à rendre l’analyse binaire, plutôt que multifactoriel, comme le souhaitait la Cour dans son arrêt Dunsmuir.

En somme, la ligne de fracture divisant la Cour dans Commission scolaire de Laval, et la confusion que cette fracture entraîne sur la distinction entre décision raisonnable et décision correcte, semble être une preuve de plus s’accumulant au support de la théorie du professeur Paul Daly, selon laquelle le droit administratif canadien s’apprête à vivre un nouveau changement de paradigme, similaire à celui vécu en 2008 suite à l’arrêt Dunsmuir.


Friday, 1 April 2016

Dunsmuir : vers le droit administratif et plus loin encore!

Par Francis Legault-Mayrand

En avril 2015, la Cour d’appel fédérale a rendu la décision Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89 dans laquelle le Juge Stratas, écrivant pour la majorité, a tenté une petite, mais importante, révolution en droit des délits (« tort law ») en common law canadienne. Plus précisément, le juge Stratas a introduit un nouveau cadre analytique en droit des délits civils commis par la Couronne fédérale fondé sur des principes de droit administratif, laissant ainsi tomber les principes habituels du droit privé.

Bien que près d’un an se soit écoulé depuis cette décision, elle a trouvé peu d’écho en jurisprudence canadienne, de sorte qu’en date de ce billet, aucune décision recensée n’a appliqué ce cadre analytique pour décider de la responsabilité de la Couronne.[1] Nous savons par ailleurs que la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel le 29 octobre 2015.

Les faits de l’affaire Paradis Honey Ltd. sont relativement simples. Des apiculteurs ont intenté un recours en négligence contre le ministre de l’Agriculture et de l’agroalimentaire et l’Agence de l’inspection des aliments pour avoir adopté et appliqué une politique d’interdiction générale de certaines importations d’abeilles des États-Unis. Toutefois, selon les apiculteurs, il n’y a aucun fondement législatif permettant cette interdiction générale.

Au contraire, il existerait même un règlement leur permettant expressément d’obtenir des permis d’importation, ce que le gouvernement aurait refusé d’appliquer au bénéfice de l’interdiction générale en question. Les apiculteurs demandent donc à ce que la Couronne leur paie des dommages découlant de l’interdiction générale qu’elle n’était pas en droit d’appliquer.

En common law, la première étape du test du délit de négligence est la détermination de l’existence ou non d’une obligation de diligence envers le demandeur. Un défendeur sera tenu d’indemniser le demandeur seulement si on lui reconnaît une obligation de diligence à son égard. Pour ce faire, il faut déterminer dans un premier temps s’il y a proximité suffisante entre les demandeurs et les défendeurs et, dans un deuxième temps, s’il y a des considérations de politiques générales qui appelleraient la non-reconnaissance d’une obligation de diligence. (Anns c. Merton London Borough Council, [1977] UKHL 4, Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79 et plus récemment dans R. v. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2011 SCC 42).

Ce test est appliqué, avec les adaptations nécessaires, tant dans les affaires où la responsabilité des autorités publiques est recherchée, que celles où la responsabilité d’un particulier ou d’une société légale est recherchée.

Le Juge Stratas qualifie l’approche actuelle comme étant illogique et une anomalie de la common law (paras.127 et 129).

Selon lui, une approche fondée sur les principes de droit public doit régir le droit de la responsabilité des autorités publiques :

[132] Quels sont les principes du droit public sousjacent? Ils se trouvent actuellement surtout en droit administratif, notamment en matière de recours en contrôle judiciaire. De manière générale, nous accordons une sanction quand l’autorité publique agit de manière inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif et quand l’exercice du pouvoir discrétionnaire appelle une sanction. Ces deux éléments – le caractère inacceptable ou indéfendable dans le sens du droit administratif et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de sanction – fournissent une utile grille d’analyse lorsqu’une sanction pécuniaire peut être accordée dans une action de droit public contre une autorité publique. Ce cadre explique les solutions retenues par les arrêt[s] Roncarelli et McGillivray, précités, et d’affaires en matière de négligence comme Hill, Syl Apps, Fullowka, précitées, ainsi que dans d’autres décisions mentionnées plus loin.

[133] Je passe maintenant à la première partie de ce cadre, soit le caractère inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif.

[134] Au Canada, les décisions publiques, lorsqu’elles sont l’objet d’un recours en contrôle judiciaire, sont souvent étudiées selon le critère de la décision raisonnable. Cela signifie que la décision doit s’inscrire dans une échelle acceptable et pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47). Si la décision se situe dans cette échelle, elle est confirmée et la Cour ne procède pas à l’examen d’une sanction. Par contre, lorsqu’une décision ne se situe pas dans cette échelle, c’estàdire qu’elle est inacceptable et qu’elle ne saurait se justifier au sens de la jurisprudence, nous passons à l’étape de l’instance de contrôle judiciaire au terme de laquelle le juge peut éventuellement prononcer une sanction.

[135] L’échelle de ce qui est acceptable et de ce qui se justifie en droit administratif ou, en d’autres termes, la marge d’appréciation que nous accordons à une autorité publique, peut être étroite ou large selon la nature de la question et les circonstances (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2 (CanLII), [2012] 1 R.C.S. 5, paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 59; McLean c. ColombieBritannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 895, paragraphes 37 à 41; voir également les principes directeurs et la liste non-exhaustive des facteurs qui peuvent avoir une incidence sur la marge d’appréciation dans Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56 (CanLII), 455 N.R. 157, paragraphes 90 à 99, et Pham c. Secretary of State for the Home Department, [2015] UKSC 19, paragraphe 107).

[136] Par ailleurs, lorsque la décision est claire ou visée par la jurisprudence ou par des normes législatives claires, la marge d’appréciation est étroite (voir, par exemple, l’arrêt McLean, précité; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266 (CanLII), 440 N.R. 201; Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193 (CanLII), [2011] 4 C.F. 203; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Huang, 2014 CAF 228 (CanLII), 464 N.R. 112). Dans ces cas, le juge est plus susceptible d’aborder la question de la sanction. En revanche, si la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge d’appréciation est plus large (voir, par exemple, Farwaha, précité; Rotherham Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6). Dans de tels cas, la Cour est moins susceptible d’envisager la reddition d’une sanction.

[137] D’ailleurs, lorsqu’une décision est très imbue de faits, de politiques, de décisions discrétionnaires, d’appréciations subjectives et d’expertise, la marge d’appréciation peut être tellement large qu’en l’absence de mauvaise foi, il est difficile de voir comment il serait possible d’atteindre l’étape de la sanction (voir, par exemple, l’arrêt Catalyst, précité; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 810; arrêt Rotherham, précité). Le rejet de certaines demandes fondées sur la négligence ou une conduite négligente qui visent un processus de prise de décision pourrait également s’expliquer de cette façon (voir, par exemple, Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 261; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 304, paragraphes 23 et 39; Williams c. Ontario, 2009 ONCA 378 (CanLII), 95 O.R. (3d) 401; Eliopoulos Estate c. Ontario (Minister of Health and Long Term Care) (2006), 2006 CanLII 37121 (ON CA), 82 O.R. (3d) 321, 276 D.L.R. (4th) 411 (C.A.); A.L. c. Ontario (Minister of Community and Social Services) (2006), 2006 CanLII 39297 (ON CA), 83 O.R. (3d) 512, 274 D.L.R. (4th) 431 (C.A.)). Lorsque la Cour suprême discute par l’arrêt Imperial Tobacco des questions de politique fondamentale pour lesquelles il est impossible d’obtenir des dommagesintérêts, ce sont peutêtre ces types d’affaires qu’elle a à l’esprit. Toutefois, ce concept se comprend davantage au moyen de concepts de droit public, plutôt qu’en recourant à la notion de négligence de droit privé.

Exporter le délit de négligence du droit privé au droit administratif a un impact direct sur les remèdes disponibles : toute sanction pécuniaire serait maintenant discrétionnaire. Par ailleurs, selon le Juge Stratas des « circonstances additionnelles » seraient requises pour que les tribunaux accordent une telle sanction.

Malgré cela et malgré le temps qui s’est écoulé depuis l’émission de la décision, il est difficile de dire si cette approche mènera les tribunaux vers des résultats différents ou s’il s’agit strictement d’un changement conceptuel. Dans Paradis Honey Ltd, la Cour d’appel fédérale n’a pas eu à appliquer le test vu que celui-ci a été élaboré dans le cadre d’un appel d’un jugement portant sur une requête en radiation de procédure (l’équivalent d’une requête en irrecevabilité en droit québécois). Qui ouvrira le bal?





[1] Recensement effectué sur QuickLaw et CanLii. 

Wednesday, 26 August 2015

COMPÉTENCES DES TRIBUNAUX CANADIENS: le pouvoir des cours supérieures provinciales de statuer sur la légalité de règlements fédéraux

Dans l’affaire Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 (CanLII), la Cour Suprême du Canada traite des compétences des cours supérieures provinciales et des cours fédérales de déclarer illégale un règlement fédéral par des moyens de droit administratif.

Dans cette affaire, les appelants ont intenté devant la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire en vue de faire déclarer les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants (« Lignes directrices ») invalides au motif qu’elles ne remplissent pas les critères prescrits par la Loi sur le divorce. Plus précisément, les appelants ont attaqué la décision du gouverneur en conseil d’avoir adopté des Lignes directrices non conformes au par. 26.1 de la Loi sur le divorce, lequel prévoit que ces lignes directrices doivent être « fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant de remplir cette obligation ».

La juge Gleason de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire puisque non seulement les cours supérieures provinciales avaient compétence de se prononcer sur la validité des Lignes directrices, mais qu’elles étaient mieux à même de le faire, vu le rôle plutôt accessoire des cours fédérales en matière de divorce et de pensions alimentaires pour enfants. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision. 

Devant la Cour suprême, les appelants ont prétendu que les cours fédérales ont erré en rejetant leur demande de contrôle judiciaire, puisqu’en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence exclusive pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral, tel que le gouverneur en conseil. Vu que ce remède de droit public ne peut être obtenu que devant les cours fédérales, la Cour fédérale ne pouvait rejeter la demande au motif qu’une cour supérieure provinciale serait un tribunal plus approprié.

Le juge Cromwell, écrivant les motifs de jugement, voit deux questions en litige :

[8] …

1.      Les cours supérieures provinciales ont elles compétence pour statuer sur la validité des Lignes directrices?

2.      Le cas échéant, les cours fédérales ont elles quand même commis une erreur en refusant d’instruire la demande de contrôle judiciaire sur le fond?

En réponse à la première question, le juge Cromwell passe en revue la décision Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62 et ses deux décisions connexes[1]. Elle conclut :

[33]    La jurisprudence de la Cour, que je viens tout juste d’examiner, appuie le principe selon lequel les cours supérieures provinciales peuvent, dans les instances dont elles sont dûment saisies, statuer sur la légalité de la conduite des offices fédéraux si elles doivent le faire pour trancher les allégations qui y sont formulées. Ainsi, dans une instance en droit de la famille dont elles sont dûment saisies, les cours supérieures provinciales peuvent décider que les Lignes directrices sont ultra vires et refuser de les appliquer si cela est nécessaire pour trancher les questions qui leur sont soumises. Il s’ensuit que la thèse contraire avancée par les appelants à cet égard doit être rejetée et que la prémisse sur laquelle reposent les décisions des cours fédérales de décliner compétence était fondée.

Il faut bien comprendre ici la distinction entre le pouvoir de « statuer sur la légalité » et le pouvoir de « déclarer illégale » un règlement fédéral, puisque seul ce dernier a l’effet d’invalider le règlement et permet une telle déclaration dans le dispositif de la décision.

Pour la deuxième question, le juge Cromwell confirme la décision des cours fédérales et passe en revue les critères pertinents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour donner droit à une demande de contrôle judiciaire. Il note entre autres qu’il s’agit d’une analyse de type de la prépondérance des inconvénients :

[42] Ces arrêts énoncent un certain nombre de considérations pertinentes pour décider s’il existe un autre recours ou tribunal approprié qui justifierait le refus discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire, notamment la commodité de l’autre recours, la nature de l’erreur alléguée, la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer sur la question et sa faculté d’accorder une réparation, l’existence d’un recours adéquat et efficace devant le tribunal déjà saisi du litige, la célérité, l’expertise relative de l’autre décideur, l’utilisation économique des ressources judiciaires et les coûts : Matsqui, par. 37; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, par. 31; Mullan, p. 430 431; Brown et Evans, thèmes 3:2110 et 3:2330; Harelkin, p. 588. Pour qu’une autre réparation ou un autre tribunal soit adéquat, il n’est pas nécessaire que la procédure ou la réparation soit identique à celle que permet d’obtenir le contrôle judiciaire. Comme le disent Brown et Evans [TRADUCTION] « dans chaque cas, la cour de révision applique le même critère fondamental : l’autre recours permet il en toutes circonstances de trancher le grief du demandeur? » : thème 3:2110 (je souligne).

[43] La liste des facteurs pertinents n’est pas limitée, car il appartient aux cours de justice de les cerner et de les soupeser dans le contexte d’une affaire donnée : Matsqui, par. 36 37, citant Canada (Vérificateur général), p. 96. Il ne s’agit donc pas, pour déterminer s’il existe un autre recours approprié, de suivre une liste de vérification axée sur les similitudes et les différences entre les recours potentiels. L’examen auquel il faut se livrer est encore plus poussé. La cour doit tenir compte non seulement de l’autre recours disponible, mais aussi de la pertinence et du caractère opportun du contrôle judiciaire dans les circonstances. Bref, la question ne consiste pas simplement à décider si quelqu’autre recours est adéquat, mais également s’il convient de recourir au contrôle judiciaire. En définitive, cela requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients : Khosa, par. 36; TeleZone, par. 56. Comme l’a dit le juge en chef Dickson au nom de la Cour : « Se demander si l’autre recours disponible est approprié équivaut à examiner l’opportunité d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’accorder le contrôle judiciaire recherché. C’est aux tribunaux qu’il appartient d’identifier et de mettre en équilibre les facteurs applicables. . . »  (Canada (Vérificateur général), p. 96).

[44] Cette mise en balance devrait prendre en compte les objectifs et les considérations de principe qui sous tendent le régime législatif en cause : voir, p. ex., Matsqui, par. 41–46; Harelkin, p. 595. David Mullan a bien saisi la portée de l’analyse :

[…]

[45] Les facteurs dont il faut tenir compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne sauraient être réduits à une liste de contrôle ou à un énoncé de règles générales. Tous les facteurs pertinents, situés dans le contexte de l’affaire en cause, doivent être pris en considération.

En appliquant ces facteurs, la Cour suprême confirme la décision de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale :

[46] La Cour fédérale a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas instruire la demande de contrôle judiciaire parce que le législateur a accordé aux cours supérieures provinciales une compétence presque exclusive à l’égard de la Loi sur le divorce, et qu’en raison de leur expertise dans le domaine des pensions alimentaires pour enfants, ces cours sont « mieux placée[s] » que la Cour fédérale pour statuer sur la validité des Lignes directrices : par. 61. La Cour d’appel fédérale a adopté essentiellement ce raisonnement et l’a étoffé en précisant que les cours d’appel « bénéficieraient grandement de l’expérience pratique qu’ont les cours supérieures des provinces dans ces affaires et des arguments supplémentaires invoqués par l’époux qui demande la pension alimentaire pour enfant ainsi que ceux avancés par le PGC s’il décide d’intervenir » : par. 16. Ces considérations touchent davantage au caractère inopportun d’un contrôle judiciaire en Cour fédérale dans la présente affaire qu’à la simple question de savoir s’il est possible pour les appelants d’obtenir ailleurs une réparation comparable à celle qu’ils demandent. À mon avis, il est manifestement inapproprié en l’espèce de s’adresser à la Cour fédérale par voie de contrôle judiciaire et cette cour a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas procéder au contrôle judiciaire.

Les juges Abella et Wagner ont rédigé des motifs conjoints concordants. Ils apportent une mise en garde selon laquelle il ne faudrait pas lire les motifs de la majorité comme une opinion définitive de la Cour suprême voulant que les cours supérieures provinciales ne puissent pas déclarer des règlements fédéraux invalides par des moyens de droit administratif. Ils expliquent que toute limitation de la compétence des cours supérieures provinciales doit être énoncée expressément en termes clairs dans la loi. Selon eux « il serait possible de soutenir que l’article 18 de la la Loi sur les Cours fédérales  « ne dépossède pas clairement et sans équivoque les cours supérieures provinciales de leur pouvoir de déclarer invalide pour des moyens de droit administratif ».

Bien qu’il garde l’esprit ouvert aux points soulevés par les juges concordants vu qu’ils n’ont pas été débattu devant la Cour, le juge Cromwell se dit ne pas partager les mêmes préoccupations. Au contraire, selon lui, la Cour suprême aurait déjà reconnu que la Cour fédérale possède la compétence exclusive en première instance décrite à l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales[2].

Il semble donc que le débat est ouvert, à nouveau peut-être, à savoir si le texte de l’art.18 de la Loi sur les Cours fédérales, est suffisamment clair pour chasser la compétence des cours supérieures provinciales de rendre des décisions déclaratoires dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’un office fédéral. Je termine en citant un passage pertinent de l’art. 18 :

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a)      décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;


[1] Canada (Procureur général) c. McArthur, 2010 CSC 63; Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CSC 66.
[2] Conseil canadien des relations du travail c. Paul L’Anglais Inc. et autre, [1983] 1 RCS 147, p.153-154 et 162.