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Par David Éthier |
Le jugement de la Cour d’appel dans Maison Jean-Yves Lemay Assurances inc. c. Bar et spectacles Jules et Jim inc., 2016 QCCA 1494, rendu le 19 septembre 2016, constitue un bel exemple des difficultés que pose la notion de lien de causalité. La Cour est d’ailleurs divisée sur le résultat, mais le jugement demeure intéressant; et, en particulier, le problème juridique dont il était question.
Bar Jules et Jim inc.
(« Bar ») est propriétaire
d’un immeuble qu’il assure à hauteur de 424 000 $. En prévision du
renouvellement de son assurance, Bar consulte son courtier, La Maison Jean-Yves
Lemay Assurances inc. et Louis-Charles Warren (collectivement « Warren »), et l’informe qu’il
souhaite s’assurer pour la pleine valeur de reconstruction de son immeuble.
Warren lui recommande alors d’obtenir une nouvelle évaluation de cette valeur
et, à cette fin, Bar mandate l’évaluateur Gérard Légaré (« Légaré »).
Légaré conclut que la
valeur de reconstruction s’établit à 565 000 $ et transmet son rapport à
Bar, qui le transmet ensuite à Warren. Ce dernier tarde toutefois à communiquer
l’information à l’assureur et, entre-temps, l’immeuble est ravagé par le feu.
À la suite de cet incendie,
Bar reçoit 424 000 $ de son assureur et intente des procédures
judiciaires contre Warren et Légaré afin de leur réclamer l’excédent de son
coût de reconstruction.
En première instance, le
Juge Clément Samson, J.C.S. conclut que Légaré a commis plusieurs fautes dans
son évaluation et que, sans celles-ci, il aurait évalué le coût de
reconstruction de l’immeuble à 798 865 $. Le Juge conclut toutefois que
Warren a aussi commis plusieurs fautes, dont la plus importante, subséquente à
celle du Légaré, consiste en le fait de n’avoir pas fait le suivi auprès de
l’assureur pour que la couverture soit augmentée. Ultimement, le Juge détermine
que Warren doit être tenu seul responsable du préjudice de Bar puisque, peu
importe les fautes de Légaré, « le
dommage serait le même, car le courtier (Warren) n’aurait pas davantage réagi adéquatement. ».
Devant ce résultat, Warren
se pourvoit en appel. Le débat est toutefois circonscrit, les parties ne
remettant pas en cause les conclusions du Juge à propos du préjudice de Bar et
des fautes respectives de Légaré et Warren. Ainsi, la seule question en appel vise
à déterminer si Warren doit être effectivement tenu responsable pour l’ensemble
du préjudice ou si Légaré doit assumer la portion de ce préjudice qui « découle »
de ses propres fautes.
En réponse à cette
question, la Juge en chef, dissidente, conclut dans le même sens que le Juge de
première instance. Tout comme lui, elle met l’emphase sur les fautes de Warren
et, en particulier, son défaut d’avoir communiqué la nouvelle évaluation à l’assureur :
[35] Supposant que l’évaluateur
ait ici remis un rapport exemplaire, ne contenant aucune erreur, cela n’aurait
eu aucun impact sur les dommages subis par l’assuré, le courtier n’ayant nullement
utilisé le contenu de ce rapport pour faire quoi que ce soit. La faute de
l’évaluateur n’a tout simplement jamais fait partie de la trame des évènements.
Elle est plutôt invoquée après coup par le courtier qui tente ainsi de réduire
sa propre responsabilité pour avoir omis d’agir selon son mandat.
Puis, poursuivant son
analyse, elle ajoute que le préjudice de Bar était parfaitement prévisible pour
Warren étant donné que son mandat impliquait qu’il dût obtenir une couverture
adéquate pour son assuré et que la prévisibilité devait être appréciée au
moment de la conclusion du contrat (donc avant l’obtention de l’évaluation).
À l’inverse, la majorité de
la Cour (Juges Savard et Émond) conclut que Warren ne saurait être tenu
responsable de l’ensemble du préjudice de Bar et que Légaré doit assumer sa
part de responsabilité :
[76] Le juge estime que la faute
du Courtier, subséquente à celle de l’Évaluateur, a eu pour effet de rompre le
lien de causalité, de sorte que la responsabilité de ce dernier ne peut être
engagée. Selon lui, même si le rapport d’évaluation avait été exempt d’erreurs,
le résultat aurait été le même vu le défaut du Courtier de le transmettre en
temps à l’assureur en vue d’obtenir un ajustement de la couverture d’assurance.
Il estime donc que le Courtier est le seul responsable des dommages subis par
l’assurée.
[77] Avec égards, cette façon
d’aborder le problème est erronée. (…)
[78] Le Courtier et l’Évaluateur
ont commis des fautes distinctes, qui ne sont cependant pas simultanées.
Chacune d’elles participe aux dommages de l’assurée et peut être reliée à un
dommage individuel précis. Aucune d’elles ne peut, à elle seule, provoquer
l’entièreté des dommages subis par Bar Jules et Jim. (…)
[82] Ainsi, l’obligation
principale à laquelle le Courtier fait défaut est celle de transmettre
diligemment à l’assureur le rapport de l’Évaluateur, tel que reçu, en vue de
faire augmenter la couverture d’assurance selon la valeur inscrite au rapport.
Un courtier prudent et diligent aurait demandé et obtenu cette couverture et
aurait de ce fait respecté ses obligations envers l’assurée. (…)
[83] Dès lors, le préjudice résultant de la faute du Courtier consiste en la
différence entre la couverture existante (424 000 $) et celle qu’elle
aurait été s’il n’avait pas commis le geste fautif (565 000 $),
représentant 141 000 $. (…)
[85] De son côté, la faute de
l’Évaluateur participe, de façon distincte, aux dommages de l’assurée. Celui-ci
fait défaut d’évaluer l’immeuble selon les règles de l’art. Il est seul
imputable de cette évaluation et des erreurs qu’elle contient (sous réserve des
frais de démolition), le Courtier n’étant pas responsable du montant de
couverture que l’assurée, via l’évaluateur dont il retient les services,
demande. N’eût été la faute de l’Évaluateur, le courtier prudent et diligent
aurait demandé et obtenu une couverture d’assurance au montant de
798 865 $ (incluant les frais de démolition, selon l’admission des
parties). Il s’agit là d’une autre conclusion de fait du juge de première
instance qui n’est pas contestée devant la Cour.
[86] L’Évaluateur est dès lors
responsable des dommages découlant de sa propre faute. Ceux-ci consistent en la
différence entre le montant de l’évaluation n’eût été sa faute
(798 865 $) et celui de l’évaluation erronée (565 000 $),
soit 233 865 $. Ce dernier montant doit par ailleurs être réduit afin
de tenir compte des frais de démolition déjà payés par le Courtier
(45 200 $), laissant ainsi un solde de 188 665 $.
[87] Le fait que le Courtier n’a
jamais transmis le rapport erroné ou demandé une augmentation de la couverture
d’assurance sur la base de ce rapport n’a pas pour effet d’absoudre
l’Évaluateur pour sa faute. On ne peut y voir là une « véritable rupture
du lien causal, justifiant de décharger le premier auteur de la faute et de ne
retenir que la responsabilité du second ». Dans Lacombe et al. c. André
et al., le juge Baudouin précise la condition essentielle pour conclure à
une telle rupture :
[59] […] Il faut,
dans un premier temps, constater l’existence d’arrêt complet du lien entre la
faute initiale et le préjudice, et, dans un second temps, la relance ou le
redémarrage de celui-ci en raison de la survenance d’un acte sans rapport
direct avec la faute initiale. Il ne peut en effet, en toute logique, y avoir
de rupture lorsqu’il y a continuité dans le temps et donc rattachement causal
des fautes l’une à l’autre.
[88] En l’occurrence, cette
condition essentielle n’est pas respectée. (…)
[89] Imputer au Courtier la
responsabilité de l’ensemble des dommages subis par l’assurée aurait pour effet
de lui faire assumer ceux découlant de la faute exclusive de l’Évaluateur. Avec
égards, une telle conclusion est contraire aux principes de la responsabilité
civile.
L’analyse de la majorité
est intéressante en ce qu’elle approche le problème d’un angle différent, soit
en se rapportant aux principales obligations des parties dont l’inexécution
était ici en cause. Ainsi, Légaré devait évaluer l’immeuble selon les règles de
l’art, tandis que Warren devait transmettre l’évaluation diligemment à
l’assureur et s’assurer que la nouvelle couverture d’assurance tiendrait compte
des conclusions de celle-ci. Sous ce rapport, il semble effectivement que le
fait de retenir uniquement la responsabilité de Warren reviendrait à lui faire
supporter le poids d’une obligation qui n’était pas sienne. Bref, s’il est vrai
que la faute de Warren avait le potentiel de causer tout le préjudice de Bar
(dans l’éventualité où Légaré n’avait pas lui-même commis de faute), il n’en
demeure pas moins qu’en l’espèce, la faute de l’un et de l’autre pouvait être
reliée à une portion déterminée du préjudice, qu’il convenait de leur faire
assumer de manière correspondante.
En terminant, que vous
soyez d’accord ou non avec le résultat, le jugement de la Cour dans cette
affaire est une lecture obligée si la question du lien de causalité vous intéresse!
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