Dans l’affaire Strickland c. Canada
(Procureur général), 2015 CSC 37 (CanLII), la Cour Suprême du Canada traite des compétences des cours supérieures
provinciales et des cours fédérales de déclarer illégale un règlement fédéral
par des moyens de droit administratif.
Dans cette affaire, les appelants ont
intenté devant la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire en vue de
faire déclarer les Lignes directrices fédérales sur les pensions
alimentaires pour enfants (« Lignes directrices ») invalides
au motif qu’elles ne remplissent pas les critères prescrits par la Loi sur
le divorce. Plus précisément, les appelants ont attaqué la décision du
gouverneur en conseil d’avoir adopté des Lignes directrices non
conformes au par. 26.1 de la Loi sur le divorce, lequel prévoit que ces lignes
directrices doivent être « fondées sur le principe que l’obligation
financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux
et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant
de remplir cette obligation ».
La juge Gleason de la Cour fédérale a
rejeté la demande de contrôle judiciaire puisque non seulement les cours
supérieures provinciales avaient compétence de se prononcer sur la validité des Lignes
directrices, mais qu’elles étaient mieux à même de le faire, vu le
rôle plutôt accessoire des cours fédérales en matière de divorce et de pensions
alimentaires pour enfants. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette
décision.
Devant la Cour suprême, les appelants ont
prétendu que les cours fédérales ont erré en rejetant leur demande de contrôle
judiciaire, puisqu’en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours
fédérales, la Cour fédérale a compétence exclusive pour
rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral, tel que le
gouverneur en conseil. Vu que ce remède de droit public ne peut être obtenu que
devant les cours fédérales, la Cour fédérale ne pouvait rejeter la demande au
motif qu’une cour supérieure provinciale serait un tribunal plus approprié.
Le juge Cromwell, écrivant les motifs de
jugement, voit deux questions en litige :
[8] …
1. Les cours
supérieures provinciales ont elles compétence pour statuer sur la validité des
Lignes directrices?
2. Le cas
échéant, les cours fédérales ont elles quand même commis une erreur en refusant
d’instruire la demande de contrôle judiciaire sur le fond?
En réponse à la première question, le juge
Cromwell passe en revue la décision Canada (Procureur général) c. TeleZone
Inc., 2010 CSC 62 et ses deux décisions connexes[1].
Elle conclut :
[33] La jurisprudence de
la Cour, que je viens tout juste d’examiner, appuie le principe selon lequel
les cours supérieures provinciales peuvent, dans les instances dont elles sont
dûment saisies, statuer sur la légalité de la conduite des offices fédéraux si
elles doivent le faire pour trancher les allégations qui y sont formulées.
Ainsi, dans une instance en droit de la famille dont elles sont dûment saisies,
les cours supérieures provinciales peuvent décider que les Lignes directrices
sont ultra vires et refuser de les appliquer si cela est nécessaire pour
trancher les questions qui leur sont soumises. Il s’ensuit que la thèse
contraire avancée par les appelants à cet égard doit être rejetée et que la
prémisse sur laquelle reposent les décisions des cours fédérales de décliner
compétence était fondée.
Il faut bien comprendre ici la distinction
entre le pouvoir de « statuer sur la légalité » et le pouvoir de
« déclarer illégale » un règlement fédéral, puisque seul ce dernier a
l’effet d’invalider le règlement et permet une telle déclaration dans le
dispositif de la décision.
Pour la deuxième question, le juge
Cromwell confirme la décision des cours fédérales et passe en revue les
critères pertinents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour donner
droit à une demande de contrôle judiciaire. Il note entre autres qu’il s’agit
d’une analyse de type de la prépondérance des inconvénients :
[42] Ces arrêts énoncent un certain nombre
de considérations pertinentes pour décider s’il existe un autre recours ou
tribunal approprié qui justifierait le refus discrétionnaire d’entendre une
demande de contrôle judiciaire, notamment la commodité de l’autre recours, la
nature de l’erreur alléguée, la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer
sur la question et sa faculté d’accorder une réparation, l’existence d’un
recours adéquat et efficace devant le tribunal déjà saisi du litige, la
célérité, l’expertise relative de l’autre décideur, l’utilisation économique
des ressources judiciaires et les coûts : Matsqui, par. 37; C.B. Powell Limited
c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332,
par. 31; Mullan, p. 430 431; Brown et Evans, thèmes 3:2110 et 3:2330; Harelkin,
p. 588. Pour qu’une autre réparation ou un autre tribunal soit adéquat, il
n’est pas nécessaire que la procédure ou la réparation soit identique à celle
que permet d’obtenir le contrôle judiciaire. Comme le disent Brown et Evans
[TRADUCTION] « dans chaque cas, la cour de révision applique le même critère
fondamental : l’autre recours permet il en toutes circonstances de trancher le
grief du demandeur? » : thème 3:2110 (je souligne).
[43] La liste des facteurs pertinents
n’est pas limitée, car il appartient aux cours de justice de les cerner et de
les soupeser dans le contexte d’une affaire donnée : Matsqui, par. 36 37,
citant Canada (Vérificateur général), p. 96. Il ne s’agit donc pas, pour
déterminer s’il existe un autre recours approprié, de suivre une liste de
vérification axée sur les similitudes et les différences entre les recours
potentiels. L’examen auquel il faut se livrer est encore plus poussé. La cour
doit tenir compte non seulement de l’autre recours disponible, mais aussi de la
pertinence et du caractère opportun du contrôle judiciaire dans les circonstances.
Bref, la question ne consiste pas simplement à décider si quelqu’autre recours
est adéquat, mais également s’il convient de recourir au contrôle judiciaire.
En définitive, cela requiert une analyse du type de la prépondérance des
inconvénients : Khosa, par. 36; TeleZone, par. 56. Comme l’a dit le juge en
chef Dickson au nom de la Cour : « Se demander si l’autre recours disponible
est approprié équivaut à examiner l’opportunité d’exercer le pouvoir
discrétionnaire d’accorder le contrôle judiciaire recherché. C’est aux
tribunaux qu’il appartient d’identifier et de mettre en équilibre les facteurs
applicables. . . » (Canada (Vérificateur général), p. 96).
[44] Cette mise en balance devrait prendre
en compte les objectifs et les considérations de principe qui sous tendent le
régime législatif en cause : voir, p. ex., Matsqui, par. 41–46; Harelkin, p.
595. David Mullan a bien saisi la portée de l’analyse :
[…]
[45] Les facteurs dont il faut tenir
compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne sauraient être réduits
à une liste de contrôle ou à un énoncé de règles générales. Tous les facteurs
pertinents, situés dans le contexte de l’affaire en cause, doivent être pris en
considération.
En appliquant ces facteurs, la Cour
suprême confirme la décision de la Cour fédérale et de la Cour d’appel
fédérale :
[46] La Cour fédérale a exercé son pouvoir
discrétionnaire de ne pas instruire la demande de contrôle judiciaire parce que
le législateur a accordé aux cours supérieures provinciales une compétence
presque exclusive à l’égard de la Loi sur le divorce, et qu’en
raison de leur expertise dans le domaine des pensions alimentaires pour
enfants, ces cours sont « mieux placée[s] » que la Cour fédérale pour
statuer sur la validité des Lignes directrices : par. 61.
La Cour d’appel fédérale a adopté essentiellement ce raisonnement et l’a étoffé
en précisant que les cours d’appel « bénéficieraient grandement de
l’expérience pratique qu’ont les cours supérieures des provinces dans ces
affaires et des arguments supplémentaires invoqués par l’époux qui demande la
pension alimentaire pour enfant ainsi que ceux avancés par le PGC s’il décide
d’intervenir » : par. 16. Ces considérations touchent davantage
au caractère inopportun d’un contrôle judiciaire en Cour fédérale dans la
présente affaire qu’à la simple question de savoir s’il est possible pour les
appelants d’obtenir ailleurs une réparation comparable à celle qu’ils
demandent. À mon avis, il est manifestement inapproprié en l’espèce de
s’adresser à la Cour fédérale par voie de contrôle judiciaire et cette cour a
raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas procéder au
contrôle judiciaire.
Les juges Abella et Wagner ont rédigé des
motifs conjoints concordants. Ils apportent une mise en garde selon laquelle il
ne faudrait pas lire les motifs de la majorité comme une opinion définitive de
la Cour suprême voulant que les cours supérieures provinciales ne puissent pas
déclarer des règlements fédéraux invalides par des moyens de droit
administratif. Ils expliquent que toute limitation de la compétence des cours
supérieures provinciales doit être énoncée expressément en termes clairs dans
la loi. Selon eux « il serait possible de soutenir que l’article 18 de la
la Loi sur les Cours fédérales « ne dépossède pas
clairement et sans équivoque les cours supérieures provinciales de leur pouvoir
de déclarer invalide pour des moyens de droit administratif ».
Bien qu’il garde l’esprit ouvert aux
points soulevés par les juges concordants vu qu’ils n’ont pas été débattu
devant la Cour, le juge Cromwell se dit ne pas partager les mêmes
préoccupations. Au contraire, selon lui, la Cour suprême aurait déjà reconnu que
la Cour fédérale possède la compétence exclusive en première instance décrite à
l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales[2].
Il semble donc que le débat est ouvert, à
nouveau peut-être, à savoir si le texte de l’art.18 de la Loi sur les
Cours fédérales, est suffisamment clair pour chasser la compétence des
cours supérieures provinciales de rendre des décisions déclaratoires dans le
cadre d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’un office fédéral. Je
termine en citant un passage pertinent de l’art. 18 :
18. (1) Sous réserve de l’article 28, la
Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a)
décerner une injonction, un bref de
certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un
jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
[1] Canada (Procureur général) c. McArthur,
2010 CSC 63; Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut
professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CSC 66.
[2] Conseil canadien des relations du travail c. Paul L’Anglais
Inc. et autre, [1983] 1 RCS 147, p.153-154 et 162.
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